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Libération
Décryptage

Qu’est-ce que l’EI-K, cette filiale de l’Etat islamique qui pourrait être derrière l’attaque terroriste d’une salle de concert près de Moscou?

Attentat de Moscoudossier
Ce qu’il faut savoir sur la branche de l’Etat islamique la plus tournée vers l’international et désignée comme la principale suspecte de l’attentat qui a frappé la Russie vendredi soir.
Vendredi soir aux abords du Crocus City Hall où l'attentat revendiqué par l'Etat islamique a fait au moins 133 morts. (Sergei Vedyashkin/Moscow News Agency. AP)
publié le 23 mars 2024 à 21h27

L’Etat islamique (EI) a revendiqué, par deux fois, l’attentat qui a fait au moins 133 morts et plus d’une centaine de blessés vendredi 22 mars au soir dans une salle de concert près de Moscou. Selon les experts du terrorisme mondial, la principale suspecte de cette attaque est la branche afghane de l’organisation : le groupe Etat islamique au Khorassan (EI-K).

Ce groupe jihadiste mène la vie dure aux talibans et a plusieurs fois démontré sa volonté et sa capacité à frapper à l’extérieur du territoire afghan. Elle a plusieurs motifs de s’en prendre à la Russie.

Qu’est-ce que l’EI-K ?

L’État islamique Khorassan, nommé d’après un ancien terme désignant la région qui incluait des parties de l’Iran, du Turkménistan et de l’Afghanistan, a émergé dans l’est de l’Afghanistan fin 2014 et s’est rapidement forgé une réputation d’extrême brutalité. Selon Hans-Jakob Schindler, directeur de l’ONG Counter Extremism project (CEP) et ancien expert des Nations unies sur le terrorisme, l’EI-K a été créé en Afghanistan par des émissaires de l’EI venus d’Irak et de Syrie. «Ils ont des liens très étroits avec la centrale, bien plus que les autres filiales» du groupe dans le monde, assure-t-il, et obtiennent les fonds dont ils ont besoin.

L’EI-K a d’abord fait des attentats contre les chiites sa priorité, visant à maintes reprises la minorité afghane hazara, qu’il juge inféodée à Téhéran. En 2019, le groupe avait perdu ses fiefs dans les provinces de l’est frontalières du Pakistan, lors d’une offensive conjointe des forces américaines, de l’armée afghane et des talibans.

Le retour au pouvoir des talibans, qui ont ouvert au fil de leur offensive les prisons du pays, où se trouvaient notamment de nombreux prisonniers de Daech, conjugué au départ en catastrophe des Américains à l’été 2021, a favorisé leur résurgence.

Selon un rapport du comité de sanctions de l’ONU de juin 2023, les Nations unies estiment ses effectifs de à 4 000 à 6 000 personnes, en comptant les familles, originaires principalement d’Afghanistan, d’Azerbaïdjan, de Russie, du Pakistan, d’Iran, de Turquie et d’Asie centrale.

Les États-Unis considèrent le groupe comme une menace permanente. Le général Michael Kurilla, commandant du Commandement central des États-Unis, a déclaré au Congrès en mars dernier que l’EI-K développait rapidement sa capacité à mener des «opérations extérieures» en Europe et en Asie. Ce dernier a prédit que la filiale serait en mesure d’attaquer les intérêts américains et occidentaux en dehors de l’Afghanistan «dans un délai de six mois seulement et avec peu ou pas d’avertissement».

«L’EI-K s’est imposé comme la branche de l’EI la plus tournée vers l’international. Il a produit de la propagande dans plus de langues que n’importe quelle autre filiale depuis l’apogée du califat (autoproclamé) en Irak en Syrie», détaille Lucas Webber, cofondateur du site spécialisé Militant Wire. «Cette vision internationale inclut une campagne ambitieuse et agressive pour renforcer ses capacités opérationnelles extérieures et frapper ses différents ennemis à l’étranger».

Quels attentats l’EI-K a-t-il perpétrés ?

L’EI-K a déjà commis des attentats, notamment contre des mosquées, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Afghanistan. Début janvier, il a revendiqué celui à la bombe qui a fait près de 100 morts et 300 blessés à Kerman, dans le sud de l’Iran. Deux explosions, survenues à une quinzaine de minutes d’intervalle, ont fauché une foule de pèlerins près de la tombe du général Qassem Soleimani. Une attaque perpétrée par pure haine sectaire, les chiites iraniens n’étant pas considérés par les jihadistes sunnites de Daech comme de véritables musulmans.

En septembre 2022, des militants de l’EI-K ont revendiqué un attentat suicide meurtrier contre l’ambassade de Russie à Kaboul.

Le groupe est également responsable d’une attaque contre l’aéroport international de Kaboul en 2021, qui a tué 13 soldats américains et une centaine de civils lors de l’évacuation chaotique du pays par les États-Unis. Cette attaque fut la plus meurtrière contre les forces du Pentagone depuis 2011 en Afghanistan et l’attentat le plus sanglant contre les Etats-Unis jamais signé par l’EI. Selon un rapport du comité de sanctions de l’ONU diffusé en mai 2022, ce massacre hisse le groupe «au rang d’affilié influent de Daech», qui reçoit ensuite 500 000 dollars (510 000 euros) de la structure centrale de l’organisation.

Les Etats-Unis ont offert 10 millions de dollars pour toute information permettant «d’identifier ou localiser» le chef de l’EI-K, Sanaullah Ghafari, aussi connu sous le nom de Shahab al-Muhajir. Né en 1994, «Ghafari est chargé d’approuver toutes les opérations de l’EI-K […] et de trouver les financements pour perpétrer ces opérations», estime le département d’Etat, qui l’avait inscrit dès novembre 2021 sur la liste noire américaine des «terroristes» étrangers.

Selon un rapport de l’ONU publié en janvier, les efforts déployés par les talibans pour vaincre le groupe ont entraîné une diminution du nombre d’attentats en Afghanistan. Les attentats à la bombe n’ont cependant pas cessé. Ce jeudi 21 mars, l’État islamique a revendiqué un attentat-suicide devant une banque de la ville afghane de Kandahar, qui a fait au moins trois morts et douze blessés, selon la police locale.

Pourquoi attaqueraient-ils la Russie ?

L’attentat du Crocus City Hall vendredi constituerait une escalade spectaculaire, mais les experts ont rappelé que le groupe s’était opposé au président russe Vladimir Poutine au cours des dernières années.

«L’EI-K fait une fixation sur la Russie depuis deux ans, critiquant fréquemment Poutine dans sa propagande», a déclaré Colin Clarke du Soufan Center, un groupe de recherche basé à New York. Michael Kugelman, du Wilson Center à Washington, a déclaré que cette filiale «considère la Russie comme complice d’activités qui oppriment régulièrement les musulmans». Il ajoute que le groupe compte également parmi ses membres un certain nombre de militants d’Asie centrale qui ont leurs propres griefs à l’égard de Moscou.

La Russie est devenue une cible privilégiée de l’EI-K, qui l’a notamment critiquée pour son invasion de l’Ukraine et ses interventions militaires en Afrique et en Syrie, explique Lucas Webber du site spécialisé Militant Wire.

Hans-Jakob Schindler de l’ONG Counter Extremism project souligne pour sa part que Moscou, préoccupé par sa guerre en Ukraine, est une cible de choix. «C’est un gros symbole», estime-t-il, notant qu’une attaque telle que celle perpétrée vendredi n’est ni très chère, ni très complexe à organiser.

«Difficile de surestimer l’importance de l’attaque de Moscou pour l’EI et ce qu’elle signifie pour son évolution», écrit sur X Tore Hamming, du Centre international pour l’étude de la radicalisation. L’EI «travaille depuis 2019 pour rétablir une unité institutionnelle en charge des opérations extérieures. D’abord en Turquie puis en Afghanistan avec des acteurs venus d’Asie centrale», ajoute-t-il. «Il semble qu’ils y parviennent. Avec l’Afghanistan et l’Asie centrale comme plateforme pour frapper la Russie et l’Asie et la Turquie comme portail vers l’Europe».