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Libération
Vu de Kinshasa

Troisième mois de prison pour Stanis Bujakera, célèbre journaliste congolais

Stanis Bujakera est accusé d’avoir publié dans «Jeune Afrique» une note des renseignements congolais qui affirme que la mort d’un célèbre opposant politique en juillet, Chérubin Okende, est un assassinat déguisé en suicide. La justice congolaise l’accuse de faux.
Stanis Bujakera avant sa détention.
publié le 18 novembre 2023 à 16h46

La barbe est fournie, les cernes visibles. Habitué des salons et lobby d’hôtel, Stanis Bujakera fixe son regard vide vers l’extérieur avant de se reprendre. «La barbe, c’est la taille de ma colère, mais la vérité fait tenir», lance-t-il à Libération, un léger sourire en coin. Vendredi 17 novembre, il assistait à la troisième audience de son procès. Depuis le 14 septembre 2023, ce journaliste congolais, le plus suivi sur les réseaux sociaux, est enfermé entre les murs décrépis de la prison de Makala, au cœur de la capitale de la république démocratique du Congo, Kinshasa. Il est désormais un prévenu en blouse bleu et jaune, celle des condamnés, au milieu d’une dizaine de milliers de criminels dans un lieu censé en accueillir 1 500.

Le 8 septembre, alors qu’il s’apprête à embarquer dans un avion en direction de la deuxième ville du pays, Lubumbashi, deux hommes se présentent à lui comme des agents du parquet de Kinshasa. D’autres se joignent vite à eux. Ils demandent au correspondant du magazine Jeune Afrique et de l’agence Reuters de rester calme, de les suivre. La destination ? Un cachot du commissariat provincial de Kinshasa, siège de la police criminelle.

Jusqu’à dix ans de prison

Que lui est-il reproché ? La parution d’un article sur le site internet de Jeune Afrique pose problème aux autorités. Si la publication n’est pas signée, elle dévoile en revanche le contenu d’une note de service de l’Agence nationale des renseignements (ANR) congolais. Quelques semaines plus tôt, le 13 juillet, un célèbre opposant politique et ancien ministre, Chérubin Okende, avait été retrouvé mort dans sa voiture en pleine rue. Un revolver à la main, une balle logée dans la tête. Or selon le document des services secrets congolais publié dans Jeune Afrique, il s’agit en fait d’un crime déguisé en suicide et leurs collègues du renseignement militaire, aussi appelés ex-Démiap, sont impliqués.

Lors de la première audience de comparution de Stanis Bujakera, le 13 octobre, le procureur a accusé le journaliste d’avoir fabriqué un faux document. C’est «un faux, nous sommes face à un faussaire», avait-il alors déclaré. Entre autres choses, le journaliste est accusé de «faux en écriture», «propagation de faux bruits» et «diffusion de fausses informations». Il risque dix ans de prison. «Mais lors de son arrestation, le dossier était en réalité vide», affirme Henri Thulliez, avocat de Jeune Afrique. Selon l’ONG Reporters sans frontières, «le document a largement circulé dans les milieux sécuritaires, les chancelleries et les médias avant même que Stanis Bujakera ou sa rédaction en ait eu connaissance». Les services de police ont saisi le téléphone et l’ordinateur du journaliste tout en lui demandant de révéler ses sources.

Lors d’un entretien accordé à France 24 et Radio France internationale, le chef de l’Etat congolais, Félix Tshisekedi, a estimé que Stanis Bujakera avait pu être «manipulé» par quelqu’un lui «faisant croire que c’était une information de première main». «Je pense qu’il y a surtout une grande inquiétude que des gens au sein des services de renseignement parlent», a ajouté l’avocat lors d’une conférence de presse. «Car en réalité, il n’y a pas d’affaire Bujakera, mais seulement une affaire Okende», tonne Patient Ligodi, ami et collègue de Stanis Bujakera au sein de leur média congolais Actualités.cd. «Mettre les projecteurs sur Stanis, c’est détourner l’attention de cette affaire de meurtre», affirme-t-il.

Contre-expertise

Vendredi 17 novembre, une contre-expertise de la signature et du sceau inscrits sur le document de l’Agence nationale des renseignements a été accordée aux avocats de la défense. «Vous pensez vraiment que la personne qui a signé va répondre à cet appel» et se dévoiler, temporise une source proche du dossier, «quelqu’un cherche à préserver son poste.». Si la forme, et surtout le contenu de la note sont authentifiés, les conséquences pourraient dépasser les frontières congolaises. Depuis la Belgique, maître Alexis Deswaef, avocat de la famille de Chérubin Okende, a en effet révélé mardi 8 novembre que le chef du service pointé du doigt par le document de l’ANR, le général-major Christian Ndaywel, a obtenu la nationalité belge en 2005. «Nous sommes en présence d’un ressortissant belge suspecté d’avoir commis, soit comme auteur, coauteur, complice ou commanditaire, un crime grave», a constaté le magistrat, annonçant avoir également déposé une plainte devant les juridictions belges pour «responsabilité dans l’enlèvement, la torture et l’assassinat» de l’ancien ministre.

«Ils font traîner l’affaire…» confient plusieurs proches de Stanis. Malgré le plaidoyer lancé par ses médias pour que le journaliste de 33 ans soit jugé en homme libre, les cinq demandes de remise en liberté provisoire ont été refusées par le juge. Et tandis que les espoirs se fondent aujourd’hui sur la contre-expertise du document, une nouvelle a récemment douché les espoirs. Lors de son interview, le Président a assuré qu’il n’est «pas en train de tirer les ficelles». Avant d’ajouter : «Je ne peux pas intervenir, je n’interviendrai peut-être que plus tard, s’il est condamné, pour une amnistie ou que sais-je…»