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Crise

Vent de protestations et de démissions à Amnesty International

Guerre entre l'Ukraine et la Russiedossier
Depuis la publication d’un rapport très contesté remettant en cause les tactiques militaires de l’Ukraine, l’ONG affronte une crise interne dans plusieurs antennes en Suède, en Norvège et au Canada.
Depuis la publication le 4 août d’un rapport remettant en cause les tactiques militaires de l’Ukraine, l’ONG connaît des dissensions et des démissions en série. (DPA / Photononstop)
publié le 12 août 2022 à 19h32

Tempête dans les rangs d’Amnesty International. Depuis la publication le 4 août d’un rapport, ou plutôt d’un communiqué étoffé, intitulé «Les tactiques de combats ukrainiennes mettent en danger la population civile», l’ONG connaît des dissensions et des démissions en série. La publication du document avait provoqué l’ire des autorités ukrainiennes, qui estimaient qu’il servait la propagande russe, et suscité une crise interne avec la démission de la responsable de l’équipe ukrainienne Oksana Pokaltchouk le lendemain, après sept ans de service. Dans un long post Facebook, elle évoquait «un outil de propagande russe», et déplorait que l’équipe ukrainienne de recherche n’ait pu participer à la rédaction du rapport.

Face au tollé international, la secrétaire générale d’Amnesty, Agnès Callamard, a immédiatement réitéré que ses équipes «maintenaient pleinement leurs conclusions». Mais plusieurs antennes régionales de l’ONG se sont montrées plus critiques face aux méthodes de recherche employées, laissant entrevoir des divisions profondes et une contestation du Secrétariat international.

«Manière discutable»

Le fondateur de la branche suédoise, Per Wästberg, a emboîté le pas de sa consœur ukrainienne, mercredi et démissionné. «J’ai été un membre d’Amnesty pendant soixante ans. C’est avec le cœur lourd, en raison des déclarations d’Amnesty concernant la guerre en Ukraine, que je mets fin à un engagement long et fructueux, a déclaré Per Wästberg. Depuis sa création, Amnesty a œuvré pour la liberté des prisonniers politiques dans le monde entier. Depuis, elle a progressivement, et parfois de manière discutable, élargi son mandat et est devenue une autre organisation, certes fortement marquée, mais dotée d’une influence sans précédent.»

Le même jour, la secrétaire générale du bureau de Stockholm, Anna Johansson, a envoyé une lettre aux membres et donateurs d’Amnesty Suède, pour répondre aux vives critiques au sein de son organisation : «Notre objectif […] était de protéger les civils et d’attirer l’attention sur la situation vulnérable et le droit à la protection de la population civile ukrainienne. Ce message n’est pas passé […] Cela a créé de l’anxiété, de la colère et de la frustration, notamment en Ukraine, où la population a été durement touchée par les attaques aveugles de la Russie. Cela signifie qu’en tant qu’organisation, nous n’avons pas réussi à transmettre notre message.»

Le courrier d’Anna Johansson répondait directement aux démissions en chaîne des membres donateurs. D’après le site d’informations Visegràd 24, au moins mille d’entre eux ont quitté Amnesty International Suède depuis le 4 août. En Norvège, près de 80 membres ont également fait part de leur mécontentement et retiré leur soutien. Le site général de l’ONG précise qu’en tant que membre, «vous aurez votre mot à dire sur les décisions qui façonnent l’avenir d’Amnesty International».

«Remise en cause de notre principe d’impartialité»

La branche canadienne d’Amnesty aussi y est allée de son communiqué, signé jeudi par le secrétaire général Ketty Nivyabandi, et Mohamed Huque, président du Conseil d’administration. Ils écrivent qu’Amnesty International «a échoué sur plusieurs fronts». Et regrettent «l’insuffisance du contexte et de l’analyse juridique», le manque «de sensibilité, de responsabilité et de précision» pourtant «requises et attendues d’Amnesty» et reviennent sur «des manquements» d’ampleur, qui à terme «remettent en cause notre principe fondamental d’impartialité».

Les deux auteurs de la lettre prennent leurs distances avec la réponse de la secrétaire générale Agnès Callamard : «Nous regrettons également que le secrétariat international ait ensuite communiqué et répondu à la critique publique et juridique». Enfin, Ketty Nivyabandi et Mohamed Huque plaident pour une approche «équitable et décoloniale» des droits de l’homme et ne comprennent ainsi pas pourquoi l’équipe ukrainienne a été volontairement écartée des recherches sur le terrain.

Instrumentalisations russes

«Ce communiqué de presse s’en tenait à des méthodes de travail dépassées qui centralisent les connaissances et les décisions tout en reléguant à la marge l’expertise et la compréhension locales. […] Pour nous responsabiliser, nous devons procéder à un examen complet et indépendant des processus internes qui nous ont conduits là où nous sommes.» L’équipe canadienne mentionne ensuite que des discussions sont en cours pour apporter des changements profonds.

Au lendemain de la publication du document critiqué, le président ukrainien Volodymyr Zelensky avait dénoncé une «tentative d’amnistier un pays terroriste», qui place «la victime et l’agresseur d’une certaine manière sur un pied d’égalité».

Quelques jours plus tard, le représentant permanent de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU depuis 2017, Vasily Nebenzya, a cité le rapport de l’ONG afin de légitimer les accusations russes selon lesquelles l’Ukraine met en danger la vie de ses civils. «Nous n’utilisons pas les mêmes stratégies que les forces ukrainiennes. Amnesty International a récemment prouvé ce que nous répétons depuis un moment : les forces armées ukrainiennes utilisent les objets civils comme une couverture militaire. Et vous pouvez le constater, Amnesty International est harcelé pour ce rapport», a-t-il confié. Comme le craignaient les détracteurs du rapport, celui-ci est désormais instrumentalisé par les autorités russes pour justifier l’invasion de l’Ukraine, et les exactions commises au nom d’une soi-disant «dénazification».