Il
est banal de prétendre que l’imaginaire est à la source de la créativité artistique. Il est moins fréquent de le dire pour la créativité scientifique. La science est souvent présentée – donc souvent pensée – comme un monstre froid justement capable d’exorciser tout ce qui relève du registre de la subjectivité, des pensées rêveuses et des élans de l’affect. L’idée est que la quête de l’objectivité exigerait des âmes savantes la plus grande neutralité possible, au prix d’un sévère aplanissement émotionnel.
En réalité, l’imaginaire des scientifiques joue un rôle fondamental dans leur créativité, notamment dans les périodes de crise, quand la raison elle-même semble perdre pied. Quelle que soit la définition qu’on en propose, il n’est donc pas une fumée qui viendrait brouiller le jeu, mais un feu qui ouvre de nouvelles pistes.
Mais cet imaginaire-là est-il suffisamment partagé ? Peut-il être mis en commun ? Cet enjeu me semble toucher à l’idée même de république.
« C'est un temps où il lui fallait se réformer ou se briser que notre peuple, pour la première fois, recourut à la République ». Ainsi commence le discours par lequel, le 4 septembre 1958, le Général de Gaulle présentait la constitution de la Cinquième République et invitait le peuple à en faire – à s'en faire - un bien commun. La Res Publica est en effet un milieu commun sans lequel les hommes ne vivent pas plus que les poissons privés d'eau. Ce milieu n'est pas commun au sens de « ordinaire » : il est commun en ce qu'il est « ambiant » et sans trop d'opacité.
Parmi les nombreuses exigences qu’il faut prendre en considération pour faire vivre la république comme un bien commun, il me semble qu’il y a celle-ci : dans la République, la connaissance, les connaissances, notamment scientifiques, doivent pouvoir circuler à l’air libre, se répandre et s’enseigner sans rencontrer trop d’obstacles.
C’est une affaire de cohérence : la connaissance a ceci de républicain qu’elle est « affaire publique », et la république, à défaut d’être elle-même savante, accorde à la connaissance une valeur propre et spécifique, une valeur qu’elle possède du seul fait qu’elle est une connaissance. Une découverte ne saurait en effet valoir uniquement par les profits, anticipés ou non, qu’elle permettra d’engranger. Exemple : le détroit découvert en 1520 par Magellan n’est jamais devenu la grande route commerciale entre l’Europe et l’Orient, entre l’Atlantique et le Pacifique, que le navigateur portugais et ses « sponsors » avaient imaginée. Cela retire-t-il quelque chose à la valeur de sa découverte ? Non, bien sûr, puisque Magellan, en augmentant nos connaissances, a élargi notre imaginaire commun. Stefan Zweig concluait d’ailleurs par ces mots sa biographie de l’explorateur : « Ce n’est jamais l’utilité d’une action qui en fait sa valeur morale. Seul enrichit l’humanité, d’une façon durable, celui qui en accroît les connaissances et en renforce la conscience créatrice »
Mais alors, d'où vient que la science est aujourd'hui si difficile à partager ? De multiples causes, toutes fondées, sont régulièrement avancées, mais elles oublient souvent de citer cet avertissement de Théodore Adorno : « Aucune pensée n'est immunisée contre les risques de la communication ». Or aujourd'hui, à force de fabriquer de la fugacité, puis de la renouveler sans cesse, à force de promouvoir la vétille comme épopée du genre humain, les formes modernes de la communication se transforment en une vaste polyphonie de l'insignifiance. Dès lors, tout travail de discernement, de clarification, de transmission de ce qui est complexe, relève quasiment de l'héroïsme.
Dès lors, comment pourrions-nous refonder les conditions d’une meilleure circulation des idées de la science ? Peut-être en réinventant ce que Henri Bergson appelait la « politesse de l’esprit », celle qui « nous introduit dans une république idéale, véritable cité des esprits, où la liberté serait l’affranchissement des intelligences et l’égalité un partage équitable de la considération. » Facile à dire, mais comment faire ?
[ Participer au Forum Libération à Strasbourg «L'Europe, un esprit de résistance». ]