Qui cherche le programme présidentiel de Marine Le Pen doit s'armer de patience. C'est début 2017, et pas avant, que la candidate du Front national publiera ses propositions. Mais si le détail reste à préciser, la philosophie d'ensemble est bien connue : depuis son accession à la tête du parti, la candidate développe une vision du monde centrée sur la notion de frontière. Si celle-ci donne au discours sa cohérence, elle ne suffit pourtant pas à masquer certaines contradictions de la pensée frontiste, particulièrement évidentes en matières économique et sociétale. Ces points chauds sont au menu d'un récent ouvrage du politologue Joël Gombin, «Le Front national» (éditions Eyrolles). Pour ce dernier, «tant que le FN est clair sur la question de l'immigration et du rapport à l'islam, la grande majorité de ses électeurs y trouve son compte. Mais une éventuelle arrivée au pouvoir porterait ces contradictions à leur comble». Le point sur les grands dilemmes frontistes.
Société : conservateur ou “neutraliste” ?
Ils sont 200 000 selon les organisateurs, 24 000 d'après la police. Ce 16 octobre, la Manif pour Tous fait son retour sur le pavé parisien. Trois ans après son combat perdu contre le mariage homosexuel, c'est à la PMA et à la GPA que s'oppose aujourd'hui le mouvement «familialiste». Dans le cortège figurent plusieurs personnalités frontistes : les députés Marion Maréchal-Le Pen et Gilbert Collard, ou encore le vice-président Louis Aliot. D'autres manquent à l'appel, comme en 2013, à commencer par Marine Le Pen et son second Florian Philippot. Au printemps dernier, ce dernier avait suscité la colère de la Manif pour tous en comparant l'importance de sa cause à celle de «la culture du bonsaï».
Cette ambiguïté répond-elle aux divisions de l'électorat frontiste ? Selon un sondage Ifop publié en septembre dernier, 47% des sympathisants du FN souhaitent que leur candidate «maintienne la loi sur le mariage pour tous» (contrairement à sa promesse de la remplacer par un «Pacs amélioré»). Ils seraient aussi une petite moitié à approuver l'élargissement de la PMA aux femmes homosexuelles.
«Marine Le Pen n'aurait sans doute pas eu grand-chose à perdre en se rendant à la Manif pour Tous, juge Joël Gombin. Mais elle a fait le choix de la cohérence idéologique. Le FN n'a pas renoncé à s'opposer au libéralisme culturel. Mais plutôt que de combattre les Lumières, il embrigade celles-ci dans une critique de l'Islam, vu comme une menace pour les acquis de la civilisation occidentale — et notamment pour les minorités sexuelles. Ne pas prendre part à la Manif pour Tous était également un moyen de maintenir la concorde interne, car certains lieutenants, à commencer par Florian Philippot, auraient désapprouvé ce choix»_.
Économie : libéral ou étatiste ?
La loi Travail, eux non plus n'en voulaient pas. Adopté pendant l'été, le texte porté par Myriam El Khomri a fait l'objet, au Front national, de critiques aussi sévères… que discordantes. Tandis que Florian Philippot dénonçait un «choc de précarisation» visant les salariés, les députés Marion Maréchal-Le Pen et Gilbert Collard évoquaient un texte «insipide, loin d'effacer les multiples entraves à l'embauche et à l'investissement» pour les employeurs. Pas de quoi dissiper la confusion autour de la ligne économique du FN — «ni libérale, ni pas libérale», selon l'hésitante définition fournie un jour par Florian Philippot.
Deux traditions frontistes semblent ainsi cohabiter au sein du parti : la cause libérale qui fut celle du Front jusqu'à l'orée des années 1990 ; et le discours social ensuite adopté par un Jean-Marie Le Pen converti au «ni droite ni gauche». Difficile pour Marine Le Pen de trancher définitivement entre ces deux approches, bien que le seconde semble avoir sa préférence. La présidente du FN doit ménager les aspirations d'un électorat majoritairement populaire, sans faire figure d'épouvantail pour les milieux économiques. Dans ses dernières interventions, le dilemme semblait résolu par la promotion d'un «capitalisme national», selon le mot d'ordre : «Plus de libertés à l'intérieur et moins à l'extérieur». Reste à savoir si ce compromis résisterait à l'épreuve du pouvoir.
Mais si les adversaires du FN, notamment à droite, l'attaquent régulièrement sur l'ambiguïté de sa ligne économique, il n'est pas certain que le sujet soit déterminant pour les électeurs et les militants frontistes. Chez ces derniers, estime Joël Gombin, «les enjeux proprement économiques sont secondaires par rapport aux enjeux culturels ou identitaires. Dans tous les cas, les premiers sont appréhendés à travers les prismes de ces derniers» — la notion de frontière assurant la liaison entre ces deux registres.
Nationalité : «racines» ou citoyenneté ?
Officiellement, la question est tranchée : le Front national ne distingue pas entre les Français selon «leur origine, leur religion ou leur couleur de peau», a plusieurs fois déclaré Marine Le Pen. Cela revient, pour la président du FN, à soutenir une conception républicaine de la nationalité, par opposition à la vision ethno-culturelle de la mouvance identitaire. «Le discours officiel du Front national épouse une doxa assimilationniste un peu exacerbée, confirme Joël Gombin. Mais ce discours officiel masque la prégnance d'une vision ethno-culturelle dans l'électorat FN. Celle-ci est visible dans certains sondages, et notamment dans l'enquête annuelle de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, où cet électorat se distingue par sa tendance à hiérarchiser les groupes ethno-culturels».
Ce trait se voit parfois relayé dans l'appareil du parti, moins chez ses hauts dirigeants que parmi ses cadres intermédiaires. En témoigne le succès parmi ce public des expressions «grand remplacement» et «Français de papier». Pour Joël Gombin, cette dernière «suppose que détenir la nationalité ne suffit pas à faire de vous un Français. S'y ajoute la référence constante aux "racines chrétiennes", paradoxale pour ce parti qui professe un intransigeant laïcisme. Il s'agit là d'une référence identitaire avant d'être religieuse, mais qui suggère une "francité" particulière des nationaux de culture catholique, donc une certaine exclusion des religions minoritaires».