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Élections, Fondation Jean-Jaurès, Société, Présidentielle

2007-2017 : 10 ans de «marino-lepénisme»

Prendre le Front national au sérieux, c'est lire son programme de 2017 en miroir de celui de 2007.
Marine Le Pen, à Fréjus, le 18 septembre 2016. Photo Laurent Troude. Libération
par Nicolas Lebourg
publié le 27 février 2017 à 8h53

Présidentielle 2007. Jean-Marie Le Pen ne cesse de le répéter : il va réitérer sa performance de 2002, et même faire mieux. Marine tient les rênes, déjà. Mais l'attelage baroque de la campagne (elle à la direction «stratégique», Bruno Gollnisch à la direction «opérationnelle», Louis Aliot à la collecte des 500 signatures) omet le premier tour. Et le second ne viendra jamais. 10 ans plus tard, même parti, même ambition. Ou presque. Car si Marine Le Pen est toujours donnée perdante du second tour, elle part cette fois favorite du premier. Entre les deux, 2012. Mais pour comprendre la dynamique, il ne faut pas se contenter de lire 2017 à l'aune de la précédente présidentielle. Prendre le Front national au sérieux, c'est en réalité lire son programme de 2017 en miroir de celui de 2007. D'une campagne imperdable à l'autre, d'une Marine Le Pen en formation à une Marine Le Pen en confirmation, comment l'offre politique frontiste s'est-elle réorganisée ?

D’abord en s’adressant aux électeurs actuels. C’est un fait notable : s’il est proche de celui de 2007, le programme 2017 de Marine Le Pen est surtout adapté au lectorat d’aujourd’hui. Son registre lexical est resserré. Et la lecture de sa présentation ne demande aucune préconnaissance. D’ailleurs le texte ne fait qu’une brève page. En 2007, chaque chapitre du programme présentait d’abord une longue analyse idéologique, nourrie de nombreuses citations, faisait montre parfois d’un certain lyrisme, avant d’en venir aux propositions qui y afféraient. Celui de 2017 ne s’embarrasse pas de tout ça. Il privilégie une stylistique directe : chaque mesure est introduite par un verbe à l’infinitif et est numérotée. Il ne se préoccupe pas plus de développements philosophiques et va directement aux propositions – ce qui ne signifie pas qu’il est moins cohérent idéologiquement que l’autre. Son cadre doctrinaire, ce sont les frontières du pays : en 2007 la France était une Histoire, dix ans après elle est une géographie.

Les deux programmes exposent tous deux le même objectif : libérer la France. Ils le font cependant de deux façons différentes. En 2007, il s'agissait d'abroger les lois sur l'avortement et sur le PACS, d'instaurer le chèque scolaire et d'inscrire «le droit à la vie» dans la constitution. En 2017, le premier cadre n'est nullement celui de la famille, il préfère le droit à la biologie. C'est la souveraineté qui libère. Et cette souveraineté-là elle est intégrale («monétaire, législative, territoriale, économique»). Elle est d'ailleurs toute aussi nationale que populaire. Ici on insiste sur le référendum, l'adoption de la proportionnelle, la notion de proximité… Ce sont là des principes de longue date du Front national, la notion de VIe République étant d'importance dans la campagne présidentielle de 1988 de Jean-Marie Le Pen, et celle d'une République référendaire était au cœur de sa campagne de 2002.

Adapté à sa cible

Adapté à sa cible, on l'a dit, le programme de 2017 atteint très vite la question sécuritaire, alors que ce thème n'arrivait qu'à plus de la moitié du programme en 2007. Là, le document n'évoque plus les «bandes ethniques» comme il y a dix ans, mais il veut «cibler les 5 000 chefs de bandes délinquantes et criminelles identifiées par le ministère de l'Intérieur». A noter que le rapport sur le phénomène des bandes établi par l'Intérieur le 19 janvier 2012 établissait en fait un décompte de 313 bandes. Dans les deux programmes, on retrouve la volonté d'expulsion automatique des étrangers condamnés par la police et la création de nouvelles places de prison (13 000 en 2007, 40 000 en 2017). Les difficultés juridiques du dispositif ne sont pas évoquées dans les deux cas, mais il est vrai qu'un frontiste d'aujourd'hui pourrait y trouver de nouveaux arguments contre l'Union européenne puisque, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, le renvoi ne peut être que lié et proportionnel au cas individuel et la décision doit tenir compte des attaches familiales dans le pays de résidence ; dans le cas d'un ressortissant européen, le renvoi ne peut être effectué qu'en cas de menace grave pour l'ordre public.

Dans les deux programmes, la question de l'immigration est liée à celle de la sécurité. En 2007, il s'agissait d'expulser les clandestins, d'interdire totalement l'immigration et d'instaurer «l'inversion des flux migratoires». Dix ans après, le projet propose un «solde migratoire de 10 000». Cet objectif avait été donné par Florian Philippot sur un plateau de télévision en 2015, en affirmant qu'il s'agissait là du programme FN, alors que ce dernier prévoyait non un solde de 10 000 mais 10 000 entrées. Que cela ait été un lapsus ou une réécriture en direct du programme importe peu : cela a été fait orthodoxie, mais en demeurant flou, comme en atteste la confusion du coordinateur du projet 2017 ne sachant pas s'il s'agit de compter des immigrés ou des étrangers. Si le droit du sang est toujours privilégié au droit du sol, la suppression de la double nationalité est désormais limitée aux nationalités extra-européennes.

Il s'agit là d'une nouveauté : la question du combat contre l'islamisme est devenue essentielle dans le programme frontiste. Et amplement prise sous l'angle de l'étranger. L'expulsion des étrangers fichés S a pour pendant l'indignité nationale pour les Français. Ici, les mesures ont l'immense avantage d'achever l'investissement symbolique néo-populiste du champ républicain anti-totalitaire, puisque l'indignité nationale fut conçue à l'encontre des collaborateurs et collaborationnistes, et que le Front national fut largement fondé par des militants fichés pour leur radicalité lors de la Guerre d'Algérie. Dans le même ordre d'idée, est réclamée la dissolution des «organismes de toute nature liés aux fondamentalistes islamistes». On peut imaginer qu'il s'agit là d'une proposition d'usage intensif de la loi du 20 novembre 2015 modifiant les dispositions du Code de sécurité intérieure issues de la loi du 10 janvier 1936. Cette dernière ayant été prise à l'encontre des ligues d'extrême droite, et restant connotée en ce sens dans l'imaginaire public, l'ensemble de ces dispositions sécuritaires paraissent bien viser à signifier que le FN serait le rempart de l'ordre républicain contre une menace extrémiste, procédé visant tant à satisfaire la demande autoritaire qu'à creuser le sillon de la stratégie dite de «dédiabolisation».

Préférence nationale

Jadis pierre angulaire du programme social, la préférence nationale n’apparaît plus que comme l’un des dispositifs du «patriotisme économique». Elle est également réduite dans ses dispositifs : alors que l’ouvrage fondateur de cette politique proposait qu’une entreprise puisse exiger la nationalité française pour l’embauche ou qu’elle puisse licencier en priorité ses travailleurs étrangers, demeure aujourd’hui l’attribution prioritaire en matière de logement social et la taxation supplémentaire de l’emploi des salariés étrangers.

Pourtant, le programme de 2017 prévoit l'inscription dans la Constitution de la «priorité nationale», à l'instar du programme de 2007, ce qui ouvre un champ bien plus vaste que celui de la taxation salariale susmentionnée. Ce principe étant contraire au bloc de constitutionnalité, il exigerait certes pour être appliqué une transformation constitutionnelle plus hardie qu'une simple inscription. Revendiquer cette inscription revient donc à réduire le phénomène à un changement moindre que la réalité, soit une transaction entre affirmation idéologique identitaire et formulation mezza voce rassurante.

Cette inscription de la préférence nationale dans la Constitution serait complétée par celle du principe «la République ne reconnaît aucune communauté», ce à quoi serait directement ajouté : «rétablir la laïcité partout, l'étendre à l'ensemble de l'espace public et l'inscrire dans le Code du travail». L'idée de rétablissement utilisée recouvre celle de l'extension consécutive, puisque l'idée de normer l'expression religieuse en interdisant par exemple le voile musulman dans l'espace non-privé est fort éloignée de celle de la séparation des églises et de l'État. Le Front national tire ici les bénéfices des polémiques autour du port du voile à l'université ou encore du burkini. De même, la proposition «renforcer l'unité de la nation par la promotion du roman national et le refus des repentances d'État qui divisent» correspond certes à des préoccupations présentes dans l'extrême droite dès l'entre-deux-guerres, où aux volontés de réécriture des manuels d'Histoire formulées par Bruno Mégret en 1982, mais amplifie avant tout des polémiques récentes tenues hors du champ de l'extrême droite.

La thématique unitaire-autoritaire fournit donc un cadre global à l'ensemble des propositions, permettant d'en souligner le caractère identitaire sans avoir à le surligner. En ce qui concerne le vote lepéniste, le manque de clarté sur ces questions avait été jugé comptable de l'échec de 2007 par nombre de cadres. L'affiche de 2006 avec une «beurette» au string dépassant du jean avait été défendue par Marine Le Pen comme étant «en parfaite cohérence avec le message du Front national depuis trente ans», mais avait brouillé ledit message - cette promotion de la France multi-ethnique avait ainsi été peu appréciée par Philippe Olivier, beau-frère de Marine Le Pen à qui cette dernière a justement confié en 2016 la mission de travailler sur les documents et visuels de propagande. Plus encore que cette affiche, le discours fait par Jean-Marie Le Pen sur la dalle d'Argenteuil, là où Nicolas Sarkozy avait été conspué et avait fait scandale en 2005 en parlant de «la racaille», avait paru contre-productif. Le président du Front national s'y était rendu et avait déclaré «si certains veulent vous karchériser pour vous exclure, nous nous voulons vous aider à sortir de ces ghettos de banlieue où les politiciens français vous ont parqués pour vous traiter de racaille par la suite». Fait rarissime en politique : ce discours a été jugé si dispensable, que tous les cadres s'en dégagent – Alain Soral lui-même récuse d'en être l'auteur ou l'inspirateur.

En même temps que l’angle social-interventionniste a été approfondi, ces excès de dédiabolisation ont été éliminés. En somme, la campagne 2017 vise tant à éviter le piège de la radicalité que celui de la banalité. Avec ce qui apparaît comme un fait : autant le Front national de Jean-Marie Le Pen avançait avec ses dérapages, autant celui de Marine Le Pen progresse avec les dérapages des autres, et leur perte d’autonomie de leur offre politique à son profit.