Dimanche 5 mars, place du Trocadéro, un petit groupe de sympathisants fillonistes piétine en attendant le discours de son champion. Puisqu'il faut bien dire quelque chose, on s'accorde à maudire les grands médias, bourreaux désignés du candidat LR. «De toute façon, lance l'un, je ne regarde plus que TV Libertés», une chaîne en ligne créée par d'anciens membres du Front national et diffusée sur YouTube. «Moi, c'est Radio Courtoisie», témoigne un autre, fidèle à la vieille antienne «de la francophonie et du pays réel». Un troisième intervient : «Et pour les infos américaines, lisez Breitbart», site lancé par l'ultraradical Steve Bannon, désormais conseiller du président Donald Trump. «Il paraît qu'il serait "suprémaciste", poursuit l'homme. N'importe quoi.» Mais voilà que François Fillon se présente sur scène. Et nos amateurs de «réinformation» d'extrême droite applaudissent à tout rompre le candidat «de la droite et du centre».
«Notre victoire idéologique est largement acquise, a déclaré Marine Le Pen lors d'un récent meeting à Nantes. Le problème est moins de convaincre de la pertinence de nos analyses que de faire bouger les habitudes de vote.» La présidente du Front national serait-elle dans le vrai ? On pouvait le croire dimanche dernier au Trocadéro, on s'en convainc un peu plus à la lecture d'un sondage de l'institut ViaVoice pour Libération, réalisé début mars auprès de 1 010 personnes. Tout dans cette enquête n'est pas rassurant pour Marine Le Pen : celle-ci reste majoritairement rejetée par les sondés, dont une moitié juge même que sa victoire représenterait «un drame pour l'avenir de la France». Mais nos résultats confirment que la candidate est assise sur un électorat potentiel représentant, au minimum, entre un quart et un tiers des votants - une proportion qui se reflète aussi dans les dernières intentions de vote en sa faveur. Ce public, in fine, ne votera peut-être pas en bloc pour Marine Le Pen, mais il pense assez de bien de la candidate et de son programme pour l'envisager sérieusement.
Sympathie
Ainsi, un tiers environ des sondés juge que Marine Le Pen ferait «une bonne présidente», ce qui la classe en deuxième position derrière Emmanuel Macron et devant François Fillon. Ils sont 30 % à souhaiter que la frontiste accède effectivement à l'Elysée, et presque autant à la juger plus qualifiée pour le poste que ses principaux rivaux, Fillon et Macron. Pour 38 % de l'échantillon, son élection «ne serait pas un drame pour l'avenir de la France». Enfin, la moitié des sondés verrait dans la victoire de Marine Le Pen une «bonne chose» en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme - 45 % ayant le même avis sur l'immigration.
La présidente du FN est portée par de profonds courants d'opinion. Et d'abord par une large aspiration au «changement» : telle est la première motivation de 47 % des personnes qui disent souhaiter sa victoire, loin devant l'idée qu'elle porterait «le meilleur projet». Marine Le Pen prospère également sur un rejet massif des élites : une bonne moitié des sondés, et plus encore chez les sympathisants de droite et d'extrême droite, adhèrent à l'idée d'un «"système" à la fois politique, médiatique, judiciaire, économique et financier, qui empêcherait le changement et défendrait ses propres intérêts». Un quart d'entre eux retiennent même la définition la plus sévère de ce «système», vu comme une «organisation structurée par laquelle les élites contrôlent la société et imposent leurs décisions».
Mais le plus remarquable reste le niveau de sympathie déclaré par les électeurs de droite vis-à-vis de Marine Le Pen. Les réponses positives sur la candidate du FN sont systématiquement majorées chez ce groupe, où ils sont près de 50 % à juger qu'une victoire frontiste «ne serait pas un drame», et plus des deux tiers à y voir une «bonne chose» en matière de sécurité, d'immigration et de lutte contre le terrorisme. On pouvait, là aussi, en avoir l'intuition dimanche dernier au Trocadéro, en constatant l'échec des orateurs LR à faire huer Marine Le Pen : là où les noms de Macron et de Hollande déclenchaient une tempête de quolibets, celui de la frontiste ne récoltait qu'une poignée de sifflets timides. De quoi éclairer la sincère angoisse qui saisit certains responsables de droite et d'ailleurs : «Les enjeux sont colossaux, Marine Le Pen est aux portes du pouvoir», s'alarmait récemment un ténor LR. «Comme l'a montré la manifestation au Trocadéro, le noyau des militants et sympathisants LR s'est radicalisé», concluait de son côté Alain Juppé, lundi. Reste à savoir, alors, comment réagirait ce «noyau» à une absence de Fillon au second tour.
«Carrure présidentielle»
L'ironie de l'histoire est que, si une partie de la droite voit Marine Le Pen comme un prolongement d'elle-même, ce sentiment n'est pas partagé par l'intéressée. «Entre la droite et Marine Le Pen, il y a une rupture de conviction et de stratégie, nous expliquait il y a quelques mois Florian Philippot. Prendre la place de la droite, la question ne se pose même pas, cela va contre le sens de l'histoire. D'ailleurs, je ne serai jamais capable de dire si je suis de droite ou de gauche.»
Ancien proche de Marine Le Pen, avec qui il est désormais brouillé, le souverainiste Paul-Marie Coûteaux confirmait : «Elle n'aime pas la droite libérale : c'est pour elle le monde du fric et des cathos.» Au FN, les tenants d'une ligne droitière ont donc longtemps rongé leur frein, à l'image d'une Marion Maréchal-Le Pen tenue à l'écart de la direction du parti, malgré sa popularité parmi les militants. Reste que certains croient percevoir, ces temps-ci, un réajustement du discours mariniste : «Les gens que je connais dans les milieux droitiers sont agréablement surpris par la campagne de Marine Le Pen, témoigne Philippe Martel, un ancien conseiller de la présidente du FN de sensibilité identitaire. Ils y trouvent davantage de références à leurs thèmes de prédilection : immigration, identité, islam… Sans compter les bruits autour d'un possible rapprochement avec Philippe de Villiers», qui, longtemps sceptique vis-à-vis de la frontiste, a récemment loué sa«carrure présidentielle».
Vis-à-vis de la droite, pourtant, Le Pen court encore avec un boulet au pied : son programme économique, notamment la promesse d'une sortie de l'euro, dont notre sondage confirme la forte impopularité parmi les sympathisants de droite. Proches du FN sur les questions sécuritaires et migratoires, ils sont en revanche 66 % à citer «l'abandon de l'euro et la sortie de l'Union européenne» comme premier motif d'inquiétude en cas de victoire de Le Pen. Un handicap dont la candidate s'est délibérément chargée. Et dont, quand bien même elle le voudrait, elle aura du mal à se débarrasser, tant la mesure est désormais centrale dans le programme frontiste.