Lendemain de premier tour à Béthune. Il est un peu plus de 10 heures. Sur la Grand-Place, le beffroi sonne son Petit Quinquin et le soleil pointe le bout de son nez. Sur les panneaux électoraux, quelques affiches pas encore retirées : sur celle de Fillon, quelqu'un a écrit «voleur», sur celle de Macron, «ni oui, ni non». Avec 27,76 % au premier tour, la candidate du FN a viré en tête dans la ville devant le candidat d'En marche (20,9 %).
C’est jour de marché. Un type brade ses bijoux à la criée, un autre ses coques de téléphone. Passants et exposants s’étonnent de l’affluence inhabituelle. Beaucoup de journalistes traînent dans le coin, quelques policiers, des élus locaux et des membres du DPS, le service d’ordre du FN. Marine Le Pen serait attendue sur place. L’AFP a été prévenue le matin, tous les médias ont embrayé.
On donne l'info à Johan, vendeur de chaussures. L'homme saute de joie (littéralement). «C'est vrai, elle vient ? - Vous avez voté pour elle ? - Bien sûr ! Si Macron passe, je ferme boutique.» L'homme, cheveux courts, tête rondelette, accent du Nord, a 36 ans. Dont dix sur les marchés. Il vient de Douai et veut croire à une victoire de Le Pen : «J'allumerai un cierge. J'en ai ras-le-bol, ras les bottes. Et justement, j'en vends des bottes.» Ras-le-bol de quoi ? «Les immigrés, ils arrivent, ils ont toutes les aides sociales, alors que nous, on paye tout et, à la fin du mois, il nous reste plus rien. Moi, je gagne 300 à 400 euros, et encore, quand ça fonctionne.» Une autre exposante entre dans la conversation. La femme, blonde, coupe au carré, abonde : «Avec moins d'immigrés, en France, on aurait plus de travail. Et puis l'insécurité… Vous vous rendez compte ? Y a un attentat toutes les semaines.» On prend congé : «Je vous laisse travailler.» «Oh, de toute façon, y a pas de travail.»
Entre les stands, rue Sadi-Carnot, trois promeneurs. Deux femmes (Armelle et Cathy) et un homme (Jacques) devisent. «Ça va être la guerre.» La quoi ? «Je connais des gens, ils viennent, ils partent plus, et ils parlent leur langue. Mais on est en France !» lance le type. «On devient racistes», avoue Cathy. L'autre : «Moi, je suis plus que raciste, je suis au-delà. Tout ce qui est pas français, je les dégage, je peux pas les saquer. J'attends une bonne guerre et puis c'est tout !»
11 heures. Mauvaise nouvelle pour Johan : Marine Le Pen a changé de plan. Des policiers municipaux préviennent les journalistes. On apprendra plus tard que le changement de lieu faisait partie d'une stratégie pour éviter les médias venus en masse. Direction Rouvroy, ancienne cité minière logée entre les terrils, à 30 bornes de là. Jour de marché aussi. Le Pen y est. Le petit jeu du chat et de la souris a fonctionné : la plupart des journaux arriveront en retard, nous compris. Ce qu'on sait : la présidente du FN a fait la rue Charles-de-Gaulle pendant une bonne vingtaine de minutes. Serrages de mains, selfies et engueulade avec un électeur de La France insoumise. Elle a dit «ici, on n'est pas à la Rotonde» et parlé du «vieux front républicain tout pourri».
On repère quatre femmes devant une maison en brique. L'une d'elles habite là, les autres sont de la région. Elles aussi ont raté Le Pen. «Mais on a voté pour elle !» Aucune ne croit à sa victoire contre Macron. «Ça serait bien pourtant.» L'une se lance : «Y a trop d'immigrés, il faut fermer les frontières. Ils profitent du RSA et l'insécurité est totale. Les gens ont une peur bleue de sortir de chez eux.» Une copine prend le relais : «C'en est encore un qui a buté le flic l'autre jour.» Encore un quoi ? «Un Algérien, ils veulent prendre le pays.» On leur fait remarquer que l'une d'elles porte des babouches : «C'est fini les charentaises ?» Réponse : «Ah non, les babouches, c'est que pour faire le ménage.» Sa copine la coupe : «Moi, j'ai dit à mon fils : s'il ramène une Arabe, elle rentre pas chez moi.» Fin de la discussion.
Plus loin, un homme patiente devant la laverie. Michel, 58 ans, grisonnant. Il bosse pour une radio bénévole locale, Radio Plus. «Le Pen, c'est pas cool. Ils s'en prennent aux juifs, c'est des fous. On mérite mieux. Mais les gens ici, ils sont pas instruits, on leur vend de la merde et ils y croient.» Quand il est chez Radio Plus, Michel passe des disques, parfois de la musique tsigane, parfois israélienne. «Les gens, ils m'appellent pour que j'arrête. Ça les fait chier, mais je les emmerde.»