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Libération
Enquête

Au FN, des novices formés à gommer leurs vices

Le parti organise des sessions d’apprentissage à destination des militants et élus pour farder leur com et ainsi éviter les dérapages passés.
Résultats du FN à l'election présidentielle. (Infographie BiG)
par Kim Hullot-Guiot, Tristan Berteloot et Rebecca Birna
publié le 9 juin 2017 à 19h46

Au forum Front national de la jeunesse, rue Jeanne-d'Arc, à Paris, une vingtaine de frontistes ont répondu, le 29 mars, à l'invitation de la section jeune du parti pour une séance de média training. Invité de marque : Thomas du Chalard, un ancien RH passé à la direction de la communication à la mairie FN de Mantes-la-Ville (Yvelines). Présentations faites, l'homme joue l'«affreux militant à la carte de presse» (en langage frontiste : un journaliste) avec un cobaye volontaire. La scène est racontée par une militante sur sa page Facebook. On fait comme si on était sur un plateau télé, le jeune en face mime le militant de base. Questions-réponses, pièges tendus. Dans le public, on prend des notes. L'idée : former la nouvelle génération frontiste aux médias, éviter les sorties de route, intégrer les éléments de langage.

Mi-mai, autre lieu, même idée. A la permanence FN de Saint-Etienne, une poignée d’élus, candidats aux législatives, sont venus à l’invitation de la secrétaire départementale dans la Loire, Sophie Robert. Ici aussi, on est là pour débattre, selon une élue ayant participé à la session. Surtout, pour se former, être prêt pour la campagne. On apprend à communiquer, on s’informe sur les formalités administratives et les responsabilités une fois élu. En résumé, on se professionnalise.

«Ligne à tenir»

Cela fait plusieurs mois que ça dure. A Saint-Etienne, ce type d'événement a eu lieu à de nombreuses reprises depuis des mois, avec une pause pendant la présidentielle. «Les choses se sont vraiment organisées après les municipales car le parti s'était rendu compte que beaucoup de gens avaient besoin de formation», raconte Sophie Robert, elle-même candidate dans la 6e circonscription du département. «Avant, il y avait eu des formations, mais uniquement pendant les élections. Pas tout au long de l'année», ajoute-t-elle. Organisées la plupart du temps à l'initiative des antennes locales, au bon vouloir des secrétaires départementaux, ces séances interviennent aussi - plus rarement - sur décision de la direction nationale du parti.

Comme à Dijon, en février, le parti d'extrême droite avait loué un local exprès. Programme de la journée, notamment : communication numérique, comment tweeter, relayer sur les réseaux sociaux, partager des infos. Le tout avec une ligne à tenir. L'humiliante série de dérapages des candidats aux départementales de 2015 a illustré, pour le FN, la nécessité d'investir des personnalités respectables et mieux formées à la parole publique et en ligne. Apparaître comme un parti professionnalisé est devenu indispensable pour le FN, lequel espère décrocher une quinzaine de sièges de députés nécessaires à la constitution d'un groupe à l'Assemblée nationale (lire ci-contre).

Pour éviter que des candidats ne mettent à mal la stratégie de respectabilité engagée depuis que Marine Le Pen a pris les rênes, le FN a aussi pioché dans son vivier d'élus régionaux, départementaux et locaux : près de 200 sur les 572 candidats investis en ce qui concerne les premiers, selon notre décompte - qui exclut les doubles et triples casquettes - (voir notre infographie), une petite dizaine pour les deuxièmes, près de 70 chez les derniers. Le reste étant réparti entre conseillers adjoints, responsables FN locaux, assistants parlementaires, anciens candidats à des élections, mais «propres». N'ayant jamais fait parler d'eux ou presque (lire notre enquête sur Libération.fr) pour des propos juridiquement répréhensibles tenus sur des réseaux sociaux ou dans des médias. Avec, en plus, une acceptation pour le partage des fake news, nouvelle arme de désinformation massive assumée. Des élus plus techniques, donc, déjà rompus au langage officiel frontiste, pour certains formés aux médias. Plus crédibles, aussi. Pour cela, la direction a scruté leur passé, vérifié ce qu'ils postaient sur les réseaux sociaux, nettoyés le cas échéant. Un passage au crible qui n'a pas concerné les anciens LR, villiéristes ou transfuges Debout la France ayant déjà une carrière politique. Pas plus que les huit eurodéputés investis (dont Marine Le Pen) ou le député Gilbert Collard, qui brigue un autre mandat alors que Marion Maréchal-Le Pen a annoncé sa mise en retrait de la politique.

Investir ces militants constitue une façon de rétribuer leur engagement. Le FN se rapproche ainsi des usages des autres formations politiques. «Avec son vivier d'élus, il devient en cela un parti comme les autres», analyse le chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiqueset directeur l'Observatoire des radicalités politiques (Orap) de la Fondation Jean-Jaurès,Jean-Yves Camus. La forte proportion de jeunes, voire de très jeunes candidats, est également notable. Selon Camus, il s'agit d'«une volonté qui correspond à la percée que fait le FN chez les 18-34 ans». Et d'ajouter : «Le Front a aujourd'hui des militants dont c'est le premier engagement. Ils n'ont pas transité par des groupuscules et peuvent être rapidement formatés.»

Manière aussi pour le FN de rompre avec son passé ? Plus compliqué que ça. «Ce qu'ils veulent [pour l'instant], c'est combattre le déficit de candidats formés, avec des gens qui ont déjà reçu une formation au sein du FN et qui sont rompus au fonctionnement démocratique et savent se tenir», analyse Sylvain Crépon, chercheur à l'université de Tours et lui aussi membre de l'Orap. Le but : éviter les mauvaises surprises tout en respectant le fonds de commerce du parti d'extrême droite. Sylvain Crépon : «Le FN n'est pas dupe de ce que pensent ses militants, l'enjeu est d'essayer de trouver des formulations acceptables, des messages assez ambigus pour être audibles sans être juridiquement attaquables. Mais les petits candidats ne connaissent pas forcément ce vocabulaire.»

Pedigree

Et quand on creuse un peu, on finit toujours par retrouver les «vraies» idées exposées sans filtre, tout ce que le FN essaie de gommer. On l'a vu, bien que radicalement éloignée de l'amateurisme des candidats aux départementales de 2015, la cuvée des candidats FN aux législatives n'échappe pas aux dérapages. Sexisme, homophobie et parfois racisme sont toujours de mise dans les déclarations de certains, quand pour d'autres, c'est leur pedigree qui interpelle. Pour ces derniers, difficile de faire autrement, à moins de se mettre à dos des élus bien implantés et perdre un potentiel siège à l'Assemblée.Déjà dans les années 90, sous l'impulsion de Bruno Mégret, le FN avait tenté une opération professionnalisation. «A l'époque, l'idée était surtout de former aux éléments de langage à fournir aux non-frontistes et aux journalistes. Etre capable de répondre habilement aux médias», se souvient Crépon. La stratégie s'est ensuite marginalisée, la scission de 1999 étant passée par là, pour connaître sa renaissance en 2011 avec l'accession de Marine Le Pen à la tête du FN. «Il a fallu investir des gens et leur impréparation totale est vite apparue au grand jour.» En 2012, pour les législatives, les formations sont devenues plus pratiques : on apprend à faire des communiqués de presse, rédiger un tract, avec toujours l'obsession des têtes pensantes frontistes que rien ne se fasse jamais en solo - tout doit être validé par la direction centrale.

Ça donne des candidats qui ressemblent aux électeurs, les dérapages en moins. Car le FN est aussi le seul parti à investir des personnes qui n'auraient probablement pas la même opportunité ailleurs. Crépon : «Il suffit en gros d'être intelligent et bosseur pour rapidement monter dans la hiérarchie du parti.» Faute de mieux ? «Pas forcément, car cela légitime aussi la position populiste du FN, avec des candidats commerçants, employés, agriculteurs, en miroir de l'élitisme des autres partis politiques.»