Un soir de semaine, dans le XIVe. Une grosse centaine de gens, dont certains habillés comme s’ils allaient sortir après et d’autres comme s’ils bossaient dans une banque, se sont amassés au bar de l’Entrepôt, «lieu des cultures» et/ou «biosphère» de Paris, si l’on en croit le site Internet de l’endroit. C’est joli, il y a un peu de verdure, plusieurs salles et plusieurs ambiances, une terrasse extérieure et tout. On a décoré avec un de ces panneaux à logos à la mode, placé dans un coin pour permettre aux invités de se prendre en photo comme dans les interviews des joueurs du PSG à la télé ou les soirées VIP où l’on aime à se montrer, même qu’on espère toujours après voir sa tronche sur un site de soirée branchouille. Il y a marqué plein de fois «l’Incorrect» dessus, mais personne ne l’utilise. L’Incorrect étant le nom du magazine qui nous invite : il sort en kiosque le lendemain (jeudi). Il y a un piano à queue blanc, aussi, et de fait on s’attend à ce que Jean-Pax Méfret, là également, nous chante sa fameuse chanson sur les démagos mais surtout les communistes : «Vous allez me traiter de réac, vous allez dire que je suis facho. Mais vous ne me filez pas le trac, vous, les pros de la démago», yeah. Malheur, ça n’est pas au programme.
Quelques journalistes TV font le pied de grue à l’extérieur, en attendant la venue de Marion Maréchal-Le Pen, la jeune retraitée de la politique qui devrait finir par se pointer, et découvrir le magazine que certains de ses ex-collaborateurs ont bien pu confectionner. Un gars fume une clope avec sa copine et observe la chose : «Tiens v’là les charognes de Quotidien [l’émission de Yann Barthès, sur TMC, ndlr], ils sont venus voir s’il n’y a pas des crânes rasés qui traînent.» Il enchaîne, voyant que ça impressionne sa gonzesse : «Dans une carrière, ça fait bien d’en choper un. Faut voir comment ils tournent leurs reportages, on cherche des bons crétins comme aux dîners de Rivarol [le journal d’extrême droite, ndlr]».
En parlant de Quotidien, c'est l'heure pour eux de leur petit entretien avec Charles Beigbeder, l'homme d'affaires, frère de Frédéric, passé de l'UMP à quelque chose de, disons plus «identitaire». Car il est l'un des principaux actionnaires du magazine, alors il est important qu'il parle aux journalistes. Arnaud Stephan, le directeur de la communication de l'Incorrect et ancien bras droit de Marion Maréchal-Le Pen, l'emmène vers l'équipe (ils sont deux) : «On fait ça maintenant comme ça on sera débarrassés.» On tend l'oreille, l'interview dure deux minutes : «l'Incorrect, c'est un magazine culturel et politique.» Est-ce qu'il fait le pont entre la droite et d'extrême droite, comme on a pu le lire un peu partout ? «Moi, vous savez, je crois que le temps est supérieur à l'espace.» OK.
A l’intérieur, deux gars devisent : «J’ai bossé avec Truc pour la campagne à Boulogne» Pour qui ? «Fillon. J’ai d’ailleurs croisé le grand chef, mais bien trop tard, à cause des affaires. Le courant n’est pas super-bien passé.» Un peu plus loin, trois trentenaires endimanchés feuillettent rapidement le mag pas encore sorti mais offert gratuitement (5,80 euros sinon) s’en détachent immédiatement. «On va boire un coup ?»
On ouvre l'objet à notre tour. Avant sa sortie officielle, le mensuel sous-titré «Faites-le taire !», se présentait sur son site internet comme impertinent, une petite vidéo teasing imaginait la réaction d'un certain nombre de personnages publics après l'avoir lu, de François Hollande à Najat Vallaud-Belkacem, en passant par Christine Angot et Jean-Jacques Bourdin. Exemple : Bernard-Henri Lévy trouve ça «dégueulasse», et cela rappelle «les heures les plus sombres» à Stéphane Guillon. Le premier numéro de l'Incorrect est consacré à «ceux qui n'ont rien», «les sans-dents, les agriculteurs, les employés, les cadres, les puéricultrices…», on arrête là parce que la liste est longue comme mon bras.
La une ressemble au dernier Society, autre magazine de société moins marqué, la maquette intérieure aussi. Certains de ceux qui écrivent dans l’Incorrect sont présentés en photo de dos, la tête tournée vers la droite, on n’ose pas demander pourquoi. Il y a des articles de Jacques de Guillebon, un philosophe catho tradi, dont un édito qui cite Marion Maréchal-Le Pen sans la citer ; une enquête de Bruno Larebière, pigiste à l’hebdo d’extrême droite Minute ; une interview de Jean-Pax Méfret (pour la culture) ; un portrait de Michou (tenue incorrecte exigée) ; un reportage embedded sans grand recul sur le C-Star, ce bateau loué cet été par les identitaires pour bouter les bateaux de migrants hors de Méditerranée et bloquer ceux des ONG leur venant en aide – il a été écrit par l’ancien porte-voix de Génération identitaire à Lyon et ex-collaborateur de Marion Maréchal-Le Pen, Damien Rieu ; une tribune intitulée «terrorisme et réchauffement climatique : y a-t-il un lien ?», qu’on ne s’est pas risqué à lire ; deux ou trois autres choses, notamment des textes signés Gabriel Robin, un membre du collectif culture du FN qui écrit aussi sur le site Boulevard Voltaire, ou d’autres commis par des connaissances de Marine Le Pen comme Thibaud Collin ou Vincent Coussedière ; le tout sur 84 pages agrémentées de photos non créditées, dessins et, parfois, police Neutra.
Tout cela donne un mélange étrange, résumé par ceux à l’origine du projet. Charles Beigbeder : «le temps est supérieur à l’espace» ; Laurent Meeschaert (directeur de la publication) : «il était temps de reconstruire la droite sur un projet culturel», «au-delà de nos différences, ce qui nous anime est l’esprit français», «certains ici sont marionistes [pour Marion Maréchal-Le Pen, ndlr], d’autres marinistes [pour Marine Le Pen, ndlr], d’autres ont fait campagne pour Fillon [pour François Fillon, ndlr]». Sans doute le gars de tout à l’heure qui racontait sa vie dehors.
C’est là qu’on comprend : l’Incorrect se veut au carrefour des droites, ou une version de ce que pourrait donner sur un plan culturel «l’union des droites», ce qui veut dire droite et extrême droite réunies, du moins une de ses formes, nettoyée des cadres FN et LR ou de politiques de premier plan, puisque aucun n’est présent dans la salle, pas même Emmanuelle Ménard qui a eu «un empêchement».
Mais est présente Élisabeth Lévy, du magazine Causeur. Quelqu’un lui demande «alors ça te plaît ?» Réponse : «J’ai pas encore regardé, mais oui». Il y a aussi Eugénie Bastié, sans qu’on sache si la journaliste du Figaro est venue par curiosité pour un magazine qui pourrait concurrencer le sien (la revue Limite) ou pour boire un coup avec Élisabeth Lévy. Il y a aussi Philippe Vardon, une figure majeure du courant identitaire, Martial Bild, de TV libertés, un repenti du Front ; Philippe Martel, l’ancien chef de cabinet de Marine Le Pen ; quelques anciens candidats FN aux législatives ; bref, toute une tripotée de gens «incorrects» et d’une certaine droite pour qui le temps doit bien être supérieur à l’espace. Il est 20h30, un groupe de jeunes restés bloqués dans l’une des salles du fond à cause du monde tente de traverser la foule. Visiblement soûlé, l’un d’eux se lâche un peu : «Fuyons, fuyons !»