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Libération
Analyse

Le FN au coin de la rue du commerce disparu

Une étude démontre que la fermeture des magasins et des services publics dynamise le vote d’extrême droite.
A Brachay, le 9 septembre. (Photo François Nascimbeni. AFP)
publié le 13 décembre 2017 à 19h46

Un samedi de septembre à Brachay, village de Haute-Marne. C'est jour de rentrée pour Marine Le Pen. On a installé une estrade devant la mairie qui, avant, faisait aussi office d'école. Des centaines de personnes attendent la patronne du FN, dont Marie-Christine et Betty. Elles viennent de Saint-Dizier, à 40 bornes. C'est connu, Saint-Dizier, depuis que Miko y a licencié en masse en 2008. Marie-Christine et Betty, employées par le glacier, n'ont jamais retrouvé de boulot. On leur demande si elles connaissent Brachay. «C'est la première fois qu'on vient, mais c'est un peu comme chez nous, y a plus personne. Dans les villages, c'est l'exode.»

Accumulation. Comme beaucoup de communes, Brachay a perdu ces dernières années ses cafés, sa fromagerie, ses fermes… Et 90 % des électeurs du village ont voté Front national à la dernière présidentielle. De 2014 à 2017, Marine Le Pen est venue y lancer son année politique, s'y montrer comme l'avocate des territoires oubliés et des centres-villes en friche. Par «intuition», nous dit un ancien cadre du parti, mais surtout par stratégie. En 1995, le FN gagne les villes de Toulon et de Marignane, toutes deux victimes d'une violente crise de centre-ville, à chaque fois accélérée par l'installation d'hypermarchés et de zones commerciales en périphérie.Le pli est pris. «Depuis 2012, [le Front] a développé son discours sur la France des oubliés.»

C’est l’une de ses conséquences méconnues : le manque de desserte des services de proximité dynamise le vote FN. Et, même s’il ne s’agit pas de la seule cause, là où les commerces disparaissent, Le Pen progresse. «La densité des commerces et des services de proximité dans une commune rurale» a même «une influence significative», écrivent le géographe Hervé Le Bras et le chercheur Jérôme Fourquet, dans le Puzzle français : un nouveau partage politique (Fondation Jean-Jaurès, 2017). Les deux hommes se fondent sur les résultats d’une étude produite l’année dernière par Fourquet. Grâce à la base de données Gedeon, de la société ADN, il a pu observer 26 000 communes de moins de 1 000 habitants, en comparant le score de Marine Le Pen au nombre de commerces et de services présents. Il a constaté deux choses : d’abord que «le vote FN est d’autant plus fort que le nombre de commerces et de services est faible» mais qu’inversement «son intensité décline à mesure que les services augmentent» ; et que «dans les villages les mieux lotis, le vote frontiste est de 9 points moins important que dans les communes totalement désertifiées». C’est comme ça, c’est statistique. Mais attention, «il ne s’agit là que d’un facteur cumulatif, qui vient doper un vote qui, même s’il y avait des commerces, aurait quand même déjà été présent», nous dit Fourquet. En gros, le vote frontiste a d’autres causes plus profondes, mais si on regarde deux bourgs jumeaux et voisins, dans la même région, avec la même population et les mêmes problématiques, c’est dans celui où le boucher a fermé que Le Pen sera mieux acceptée. Enfin presque, car l’accumulation compte aussi.

«Mixité». Dans son étude, Fourquet, qui a retenu neuf types de commerces (boulangerie, boucherie, épicerie, café, pharmacie…), s'est rendu compte que c'est surtout la perte de toutes ces activités qui a un impact. «Sauf quand il s'agit de la Poste.» Là, on touche à «l'ouverture au monde, le service public à la française». Fermer la Poste signifie que l'Etat ne vient plus. «La Poste, c'est aussi un attribut un peu statutaire, explique Jérôme Fourquet. Si on nous la retire, on est relégué.» Et du coup, on a tendance à glisser plus facilement un bulletin FN dans l'urne.

Qu'en est-il des villes ? On pourrait reprocher à Le Bras et Fourquet de ne s'être cantonnés qu'aux seules communes rurales, qui pèsent peu démographiquement, malgré leur nombre. En réalité, le phénomène est identique dans les grandes agglomérations. On y remarque «une corrélation entre disparition du commerce et dynamisation du vote FN», observe le politologue Joël Gombin. Ce dernier a appliqué la méthode de Fourquet à Marseille mais aussi à Paris, où le milieu urbain est pourtant particulièrement dense et la qualité de desserte commerciale importante, dans une ville de surcroît peu perméable au discours frontiste. Gombin a pu comparer le phénomène à deux périodes : avant et après l'action publique de la Semaest, une société de développement de la Ville de Paris spécialisée dans l'animation économique, notamment «le développement des commerces dans des quartiers parisiens au tissu commercial dégradé ou menacé». En 2004, elle a lancé «vital'Quartier» pour lutter contre le mono-commerce et la vacance commerciale. La mairie de Paris lui a délégué un droit de préemption sur les pieds d'immeuble, à charge pour elle d'installer des commerces et d'y faire reprendre la vie. Dans le XIe arrondissement, elle a fait revenir des boulangeries et des librairies au milieu des grossistes de tissus, avec «comme credo, la mixité», explique la directrice de la Semaest, Emmanuelle Hoss. Observation de Gombin sur les résultats électoraux : «Dans les secteurs où il y a eu intervention, la progression du vote FN a été endiguée.»