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Analyse

Immigration : le RN impose mots et tempo

Depuis trente ans, la plupart des présidents ont revendiqué leur volonté de parler «sans tabou» d'immigration pour ne pas laisser le sujet au seul Rassemblement national. Légitimant le discours de l'extrême droite sans effet électoral notable.
Lors de la conférence de presse de Marine Le Pen le 7 octobre à Paris, avant le débat sur l'immigration. (Albert FACELLY/Photo Albert Facelly pour Libération)
publié le 7 octobre 2019 à 6h22

De Gilles-William Goldnadel, avocat ultra réac, à Marion Maréchal-Le Pen, les participants à la «Convention de la droite» extrême avaient le week-end dernier tous ou presque la même expression à la bouche : la «victoire culturelle» de leur camp. «Nous avons gagné la bataille, puisque même Emmanuel Macron se sent obligé d'expliquer qu'il comprend la souffrance des Français sur le sujet» des flux migratoires, a expliqué la petite-fille de Jean-Marie Le Pen à la tribune. L'ancienne députée du Vaucluse a saisi le bâton tendu par le président de la République, avec le débat parlementaire de ce lundi ou ses propos sur les «bourgeois qui ne croient pas à l'immigration» et «les plus pauvres qui en sont le réceptacle», pour illustrer la légitimation progressive des idées de l'extrême droite dans le discours politique ces dernières années.

Le 28 septembre, Maréchal-Le Pen a longuement évoqué Antonio Gramsci, théoricien de ce «front culturel», ou comment imposer ses idées dans la société civile précéderait toujours la prise du pouvoir politique. Elle parlait alors de «grand remplacement», cette supposée substitution de la population française «de souche» par les immigrés extra-européens. Cette vieille intox d'extrême droite, théorisée en France par Renaud Camus, et popularisée plus tard par des gens comme Eric Zemmour ou Alain Finkielkraut, est un bon exemple de la «victoire culturelle» dont parle l'extrême droite.

Impasse électorale

Malgré sa radicalité, on la retrouve en effet aujourd'hui jusque dans les discours de certains membres de la droite républicaine. Elle est devenue un parfait exemple de la reproduction des théories de l'extrême droite par ceux qui se disent la combattre. En vérité, à chaque fois que des politiques ont voulu couper l'herbe sous le pied du Front national (puis du RN) en copiant son discours, ils n'ont fait que le renforcer. «La certitude, c'est que si cela devait payer électoralement de courir après le FN, le LR n'aurait pas fait 6 % aux européennes», explique Jean-Yves Camus, politologue spécialiste des droites radicales. Et le parti de Marine Le Pen n'aurait pas terminé en tête.

Le phénomène n'a (en plus) rien de neuf. C'est un piège tendu par l'extrême droite depuis toujours. Dans les années 80, Bruno Mégret, l'un des principaux dirigeants du Front national d'alors, cherchait déjà à ajouter «dans le débat public des mots et des sujets nouveaux. Il concevait la politique comme l'art d'imposer une vision du monde. C'est ainsi que le thème de l'identité a été abondamment utilisé», explique le chercheur Gaël Brustier. Dans cette idée, la présidente du RN, Marine Le Pen, aura tout le loisir de citer les récents propos de la porte-parole du gouvernement qui veut que la France puisse «s'armer» contre l'immigration ou le débat sur un éventuel «tourisme médical» parmi les réfugiés, autre totem extrême, pour rappeler que son parti «alerte les Français sur le sujet de l'immigration depuis trente ans sous le mépris de l'ensemble de la classe politique».

En 2015, puis en 2017, alors que des sondages montraient qu'un tiers des Français se disaient «en accord avec les idées du Front national», la présidente du parti d'extrême droite se félicitait ainsi que ses idées soient diffusées régulièrement sur les plateaux télé. «Avec les livres de Zemmour et Houellebecq, le voile de la bien-pensance s'est déchiré. Notre victoire idéologique doit se transformer en victoire politique», disait-elle. Elle oubliait d'autres alliés.

«Parler vrai»

Lorsque Laurent Wauquiez, l'ancien président de LR, a parlé des «quartiers perdus» du pays, ou raconté que «ce n'est pas à la France de s'adapter aux étrangers, c'est aux étrangers de s'adapter à la France», il a voulu «dégonfler ou contenir la progression d'un certain vote» frontiste, tout en confortant son électorat le plus à droite et en tentant de draguer le vote populaire, explique le politologue Jérôme Fourquet. Wauquiez veut «apparaître comme un briseur de tabous, avec un "parler vrai" qui plairait à la base de LR» et aux électeurs les plus modestes, explique encore Chloé Morin, chercheuse à la Fondation Jean-Jaurès. Le but étant là d'avoir l'air d'être le seul à «dire les choses».

«L'idée de vouloir récupérer le vote des ouvriers en parlant comme les xénophobes, parce que les classes populaires seraient plutôt xénophobes, est une grave erreur, pointe Vincent Tiberj, professeur des universités à Sciences-Po Bordeaux. Historiquement, les ouvriers votaient à gauche pour des questions socio-économiques. Si une partie du vote des ouvriers est allée vers l'extrême droite, c'est pour des demandes de protection ou des craintes culturelles. Mais plein d'ouvriers ne votent pas RN. Et aujourd'hui, on a face-à-face des gens qui demandent des redistributions et un système qui n'envisage pas de le faire.»

Mais d'autres, et nombreux, l'ont fait avant Laurent Wauquiez. Jacques Chirac, en 1991, justifiait ses sorties sur «le bruit et l'odeur» et l'«overdose» d'immigrés en disant : «Je ne vois pas en quoi Le Pen aurait le monopole de souligner les vrais problèmes.» Nicolas Sarkozy, en 2005, optait aussi pour un phrasé populo, avec ses sorties sur les «racailles» d'Argenteuil, avant un Manuel Valls légitimant le questionnement autour de l'islam et de sa «compatibilité avec la République». «Je sais que je gêne», ajoutait celui qui allait devenir ministre de l'Intérieur de François Hollande. «Tout cela n'a jamais empêché le FN d'exister et de s'installer durablement dans la vie politique», résume Jérôme Fourquet. En d'autres termes, la démagogie n'a jamais usé les démagogues.