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Libération
Enquête

Au FN, entre la tête et la base, le fossé se creuse

Le Front national organisait ce week-end à Poitiers une université de rentrée des élus. Depuis les municipales de 2014, marquées par un score sans précédent du parti d’extrême droite, les retraits se sont multipliés au sein des instances locales.
Louis Aliot, à Poitiers, le 1er octobre 2017, à la journée des élus du Front national. (Photo Laurent Troude pour «Libération»)
publié le 2 octobre 2017 à 19h56

«Ils sont nuls», «je leur en veux à mort», «ce parti n'est pas prêt à gouverner», «ça va trop vite pour eux»… Les mots sont durs, lâchés sans retenue par des conseillers municipaux FN déçus. Certains ont fini par tourner le dos au parti d'extrême droite, d'autres en ont été exclus pour l'avoir critiqué publiquement. Ils témoignent d'un profond malaise chez des «petits» élus locaux qui ont obtenu un mandat grâce au Front, qui y ont «cru», mais qui, depuis, se sentent désemparés ou abandonnés. Ils sont le signe d'un dialogue rompu entre la direction frontiste et son socle, celui d'un parti qui gouverne d'en haut mais a oublié sa base.

La situation est connue. Conscient qu'il faut la corriger, le parti a profité d'une session de formation des élus, le week-end dernier à Poitiers, pour y greffer son université des élus. Une étape de la refondation engagée par Marine Le Pen après la double défaite à la présidentielle et aux législatives. Lors d'un discours, la leader frontiste y a jugé que, sur ce point, le FN avait «beaucoup de travail». Le rendez-vous va se pérenniser, alors que le parti d'extrême droite cherche à endiguer la fuite de ses élus et à se «restructurer au niveau local», dixit un membre de la direction du FN. Avec, en point de mire, les prochaines élections municipales, en 2020.

Selon un chiffre donné dimanche par l'ex-secrétaire général du parti, désormais vice-président chargé des questions européennes, Nicolas Bay, le FN compte 1 300 conseillers municipaux, contre 1 546 en 2014. Selon un décompte de Libération un an après les municipales, 10 % des conseillers municipaux FN avaient fait défection. Le chiffre montait à 28 % en 2016 selon l'AFP et à 32 % en 2017 d'après France TV Info. «Il faut différencier ceux qui partent et qui nous font perdre des sièges et ceux qu'on ne perd pas parce qu'ils sont immédiatement remplacés par un autre», note Nicolas Bay. Avant de minimiser le phénomène en pointant «les cas particuliers dans les conseils municipaux» : «Il ne faut pas sous-estimer le fait que les élus municipaux ne sont pas des professionnels de la politique. Il peut y avoir des changements dans leur vie, des déménagements, etc.» Leur départ ne serait ainsi «pas symptomatique».

Solitude

Certains conseillers municipaux ont en effet renoncé à leur mandat pour convenances personnelles : ils ont alors été remplacés par le candidat placé après eux sur la liste lors des municipales… ou celui d’après. En 2016, l’AFP racontait ainsi l’histoire de cet élu FN d’une petite ville de la côte méditerranéenne, quinzième de sa liste en 2014 et qui s’est retrouvé au conseil municipal à cause de la démission ou le refus de siéger des 14 membres de la liste FN qui le précédaient.

Mais il y a aussi des départs pour désaccords internes. Beaucoup. Et là encore, à en juger par les nombreux témoignages des partants que Libération a pu récolter, les déceptions et les colères sont aussi légion que les ambitions déçues. Les maux qui reviennent le plus souvent : l'impression de ne pas être écouté, le manque de formation ou de promotion des élus locaux, un sentiment de solitude, quand on ne parle pas «copinage», «clientélisme» et «méthodes dictatoriales»…

«Le FN n'est pas un parti politique, c'est un parti d'argent, pense Daniel Gest, 66 ans. On te demande toujours combien t'as vendu de cartes d'adhérent, on te réclame toujours des dons, mais pour le reste il n'y a jamais personne.» L'homme, ex-conseiller municipal FN à Outreau (Pas-de-Calais), viré pour avoir critiqué le parti pendant la présidentielle, vide son sac depuis sur sa page Facebook, «écœuré» par ce «parti pourri» : «Je regrette profondément d'avoir influencé des gens à voter pour le FN. Ce n'est qu'un ramassis de la cour impérialiste de Marine Le Pen». Il raconte avoir tenté plusieurs fois d'alerter la direction du Front «pour les informer que ça ne marche pas au niveau local». Sans obtenir de réponse.

Un autre élu, 41 ans, qui s'était encarté peu avant les municipales, ne dit pas autre chose : «Je reçois des témoignages d'autres déçus, tous élus sous l'étiquette FN et qui sont maintenant dans l'opposition. Certains disent que ça fait deux ans qu'ils n'ont pas de nouvelles du parti.» Selon cet élu, l'organisation du FN aujourd'hui n'est «pas celle d'un parti qui veut gouverner» : «Quand on navigue un dériveur on ne s'attend pas à piloter un porte-avions.»

Un collègue d'une autre commune : «J'ai fait le boulot d'élu et j'ai été écarté au moment des investitures législatives. Ils ne voulaient pas qu'on gagne. Au FN, dès qu'un cadre local peut devenir crédible, c'est-à-dire constituer une menace pour un cadre du siège ou l'un de ses amis, on vous écarte. Quasiment aucune ancienne tête de liste aux municipales n'a été poussée aux législatives.» Sur les 572 candidats FN, on comptait 69 conseillers municipaux mais surtout 192 conseillers régionaux.

«Et puis plus rien»

Autre grief entendu : «Il n'y a aucune cohérence dans les municipalités, il n'y en a pas un qui vote dans le même sens. Comment voulez-vous organiser un pays alors que tout est désorganisé ?» A ce sujet, Marine Le Pen a promis, dimanche à Poitiers, la création d'un «groupe de travail pour modéliser un programme municipal commun.» Elu à Auchel (Pas-de-Calais), Bruno Roux trouve l'initiative inutile mais juge que le Front, trop coupé de ses élus, reste incapable de comprendre les problèmes locaux : «Ça ne les intéresse pas. On ne m'a jamais demandé de faire remonter quoi que ce soit. Quand j'ai été élu, on m'a dit : "On est fier de toi. Maintenant, tu tiens la baraque à Auchel", et puis plus rien.» L'homme, 53 ans, chef d'entreprise, dit vouloir rester au FN mais prédit une fuite encore plus grave des élus et une veste aux prochaines municipales, parce que le FN «manque de professionnalisme, et les gens sont en train de s'en rendre compte. J'ai l'impression que le Front national est un institut de personnes qui ont un pouvoir phénoménal. Et quand certains s'approchent un peu trop près du coffre-fort, on les écarte».

Exemple, selon lui : ce week-end se tenait à Calonne-Ricouart, ville du Pas-de-Calais, le premier tour d'une municipale partielle où le FN n'a pas présenté de candidat. L'endroit, tenu par un maire communiste, était pourtant largement favorable au parti d'extrême droite, du moins sur le papier : Marine Le Pen y a fait 71,41 % au second tour de la présidentielle et Ludovic Pajot, récemment élu député de la 10e circonscription a récolté en juin 62,6 % des voix dans la commune. Bruno Roux avait commencé à recruter des candidats avec l'aide d'un nouvel adhérent qui voulait être tête de liste. Selon la Voix du Nord, Pajot, à la demande de la direction du FN, aurait repris le flambeau pour rapidement tenter de placer un proche, Jimmy Vallé, devenu son attaché parlementaire depuis. Mais «il venait de nulle part et personne n'en avait envie», dit Roux. Résultat : la liste a explosé, pas de candidat FN. Interrogé par Libération, Pajot nie toute intervention : «On a préféré prendre le temps pour faire une meilleure liste à la prochaine municipale, en 2020, pour mieux travailler notre implantation locale.»

Grands débutants

«Travailler l'implantation locale»… L'élément de langage est à la mode chez les cadres frontistes : «On va l'amplifier en 2020, particulièrement parce qu'on a changé de dimension», affirme Nicolas Bay. Et dimanche, à Poitiers, Marine Le Pen a promis de «mieux former les équipes municipales» pour «faire coïncider l'implantation [du FN] avec [ses] résultats électoraux». Le manque de formation, c'est une des grandes déceptions mises en avant par de nombreux élus, notamment ceux qui avaient été investis à la va-vite en 2014 par un parti soucieux d'être présent partout, et qui les a laissés dans la nature. «Dès que j'ai été élue, j'ai demandé à bénéficier de formations, d'un "media training", d'une formation à la comptabilité publique. Je n'ai jamais eu de réponse», témoigne une conseillère municipale FN encore au parti.

Comme la plupart des formations politiques, le Front national a pourtant son propre organisme de formation : l’Iforel, une structure créée en 2000 pour permettre aux élus, à qui la loi offre le droit d’être formés, de bénéficier de journées d’apprentissage du métier. Dirigée depuis juillet 2016 par l’eurodéputé Gilles Lebreton, l’Iforel a déjà formé des centaines d’élus régionaux à travers la France, le plus souvent lors de séminaires d’un à deux jours dans des hôtels haut de gamme, en région ou à Paris. Mais rien ou presque pour les conseillers municipaux, pourtant très souvent de grands débutants en politique.

«Le système de formation est défaillant», se désole Jean-François Bloc, un ex-sous-préfet ayant été souvent embauché (bénévolement) par l'Iforel. De fait, «cela donne des élus qui ne connaissent rien, ne savent même pas ce qu'est un budget, n'osent pas prendre la parole en conseil municipal de peur de se ridiculiser», et finissent parfois par rendre leur tablier. Lebreton le concède : «Nous ne sommes pas assez bons sur les conseillers municipaux. Mais l'accent va être mis sur eux.»

Jean-François Bloc, élu à Tourcoing et exclu du FN pour avoir critiqué les capacités de Marine Le Pen à accéder un jour au pouvoir, affirme, lui, que «c'est au niveau national» que ça coince. Entendre, du côté de Louis Aliot, le vice-président frontiste en charge de la formation (il a dirigé l'Iforel jusqu'à l'an passé) : «Soit il est incompétent, soit il est seul.» Deux adjectifs qui recouvrent justement la situation de nombreux élus municipaux FN.