Dehors, des immeubles en briques, tous les dix mètres un appart ou une boutique à vendre, là un tag «loi El Khomri, vie pourrie». Dedans, José Evrard et trois types. Il n'y a même pas de chauffage. Dans sa permanence, à Lens, on ne trouve pour l'instant pas grand-chose. Une grande table, des chaises, un tabouret de comptoir, deux grosses armoires en ferraille. Au fond, il y a un bureau et une imprimante, une espèce de remise, avec des murs gorgés d'eau, un toit en tôle. Le député de la 3e circonscription du Pas-de-Calais s'est planté au bout de sa table, à la place du chef, nous à sa droite. Les trois autres sont en train de décacheter du courrier. Plein d'enveloppes. L'adresse est un ancien bureau de la CALL, la communauté d'agglomération Lens-Liévin, laissé vacant. José Evrard, qui vient de quitter le Front national pour rejoindre Les Patriotes, le mouvement de Florian Philippot, est venu s'y installer début décembre. Il n'y a presque pas remis les pieds depuis. L'endroit fera bientôt aussi siège local pour le parti créé par l'ex-«numéro 2» du FN, auquel Evrard appartient désormais.
L'homme de 72 ans n'est pas un député qui compte. Ni très actif ni très assidu. Par son changement de veste, il a surtout fait gagner un élu du Palais-Bourbon à Philippot, en a fait perdre un au FN, qui n'en avait déjà pas beaucoup. Tout est question d'image. Avant, le Front parlait d'Evrard comme d'une «prise de guerre», une «valeur ajoutée au sein de la famille FN». On demande à l'ex-communiste comment ses anciens copains d'extrême droite parlent de lui désormais. Réponse : «Comme ils savent faire, avec des insultes, des menaces, le caniveau, les bassesses.»
«Mon père était mineur de fond»
Evrard nous montre un tract. Il est signé du «FN 62», la fédération frontiste du Pas-de-Calais, dont le siège est à Hénin-Beaumont, ville de Bruno Bilde (député FN) et Steeve Briois (maire et eurodéputé FN). C'est titré «José Evrard vous a trahis !» On peut y lire ceci : «Après avoir passé trente ans au Parti communiste, José Evrard l'avait quitté pour des questions d'argent. […] Maintenant qu'il a obtenu vos voix et notre soutien, il nous trahit comme il a trahi hier ses camarades et tous ses compagnons de combat. N'a-t-il pas été jusqu'à trahir son propre père et sa propre mère ?» Evrard : «Je viens du PCF, d'une famille de résistants. Mon père était mineur de fond, il a participé aux premières luttes.» Dans ce cas, qu'est-il allé faire au FN ? «J'y suis venu en 2013 sur la démarche de la dédiabolisation.» Et donc ? «Depuis la présidentielle perdue, le FN a changé sa ligne. Moi, mon credo, ça a toujours été l'indépendance nationale.» Rapport à la mise sur la touche de Philippot, qui incarnait la ligne «Frexit» du Front national. Direction Les Patriotes, donc. Parenthèse : chez eux, on nous dit que le rapprochement entre Evrard et Philippot était prévu depuis des mois.
Joël Bertrand, l'un des trois types occupés à décacheter des enveloppes, est conseiller à la communauté d'agglomération. Il a été au FN pendant trente ans. A bien connu l'«époque Jean-Marie». Pour lui, normal que des gens partent du Front national aujourd'hui. Son analyse : «Si le débat [entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron pendant la présidentielle, ndlr] n'avait pas été foireux, on aurait eu plus de députés.» Explications : «Du temps du père [Le Pen], on n'avait pas d'élus comme ça. On a mis du temps à s'enraciner, des années, on a participé à ce succès. Et tout d'un coup, on s'est rendu compte de ce qu'est le Front aujourd'hui. Marine Le Pen nous a montré son vrai visage. La déception a été totale. Quand on brigue la première place, on tâche d'être à la hauteur.»
Dans la pièce, il y a aussi Bruno Skrypesak. C'est un ancien du Rassemblement bleu Marine. Il y est arrivé en 2013, n'a jamais eu sa carte au Front, est désormais aux Patriotes. Bruno Skrypesak dit qu'en 2013, il avait franchi le pas parce que le parti s'était «adouci».
A côté de lui, Guillaume Kaznowski, conseiller régional : aux dernières législatives, il a participé à la campagne de Bruno Bilde, lequel a été élu à Liévin, dans la 12e circonscription du Pas-de-Calais. Kaznowski a ensuite un court temps été son assistant parlementaire. Ça n'a pas vraiment collé entre les deux. Bilde a rompu la période d'essai au bout d'un mois et demi. Raison invoquée : «Il ne faisait pas le job. Je lui ai demandé de me trouver une permanence à Liévin, il en a été incapable. Je lui ai demandé de m'organiser une réunion avec des élus, il en a été incapable.»
Parti du Front depuis, le jeune homme a emmené avec lui tout le groupe frontiste du conseil municipal de Liévin, dont il fait partie. Ça fait pas bézef, cinq personnes en tout, mais pour le principe : tous ont rejoint Les Patriotes. Kaznowski, au sujet de Bilde : pendant les législatives, «on l'a jamais vu. Quand il venait, c'était pas un merci, pas un bonjour. Il a jamais pris la peine de saluer les bénévoles. Pas un dîner, rien. Le peu de déplacements qu'il a faits, il serrait des mains en baissant les yeux. Et quand il a gagné, il a fêté ça chez lui à Hénin-Beaumont, même pas dans sa circonscription. Ce n'est pas un homme du peuple. Au FN, ils se servent de la misère des gens pour se faire élire. Mais en réalité, ils s'en foutent, des gens. Ils savent même pas serrer des mains». On prend congé.
«Un communiste déguisé en frontiste»
Même jour, même ville, autre lieu. On est au restaurant Le Déjeuner. On y mange des burgers au maroilles et des poutines au maroilles. Le Déjeuner est le «quartier général» de Hugues Sion, un élu départemental et municipal à Lens. L'homme n'est pas un copain de José Evrard. Pour les dernières législatives, Hugues Sion aurait bien aimé être investi par le FN, mais Evrard lui a grillé la politesse. «Ça s'est joué à très peu, nous dit un cadre du FN ayant participé à la commission d'investiture à l'époque, mais Evrard a fait son show, et au final il a été élu à l'unanimité.» Puis Hugues Sion s'est fait virer du FN pour avoir quand même tenté sa chance avec une candidature dissidente, «Rassemblement bleu mine».
Hugues Sion est venu avec des gens qui ont fait campagne avec lui. La plupart élus dans la région : René Fauvergue, ancien conseiller municipal à Pont-à-Vendin, Ariane Blomme, conseillère départementale, Martine Warin, conseillère municipale à Billy-Montigny, où est élu Evrard aussi. De lui, elle dit ceci : «C'est un communiste déguisé en frontiste pour accéder à des postes. Il n'est pas là pour la France mais pour son compte personnel. J'ai essayé de les avertir qu'il allait les trahir.» Ce qu'on nous confirme au Front national : «Tous les gens qui ont bossé avec Evrard à Billy-Montigny ont fini par le lâcher. Peut-être qu'on aurait dû davantage les écouter.»
Dans le groupe emmené par Hugues Sion au Déjeuner, tous ont quitté le FN au moment où Evrard a été choisi par la direction du mouvement d'extrême droite pour les législatives, «au lieu de» Hugues Sion, et «d'une équipe déjà en place». Choses entendues : le Front, «ce sont des truands, des menteurs parce qu'ils ne veulent pas diriger le pays». Ce parti, «ils sont dix. Même pas, ils sont cinq. Il n'est pas fait pour gouverner». «On ne passe pas de Hénin-Beaumont à la France.» L'ironie de la situation, le départ d'Evrard et le reste, n'a échappé à personne. «Pourquoi le FN en est là ? C'est voulu. Les gens du premier cercle [Marine Le Pen et ses plus proches, ndlr] ne sont pas naïfs : ils voient des endroits où il y a des zones propices, celles qu'ils peuvent vraiment remporter, ils se les gardent pour eux. Ils voient le Front national comme une rente. Rien de plus. Un magot. Et ils ne veulent surtout aucune concurrence.»
Hugues Sion et ses proches vont-ils eux aussi rejoindre Les Patriotes ? Non. «Philippot, il ne vibre pas encore. Il ne va pas remplacer le Front national. En tout cas, pas tout seul.» Une autre solution, alors ? Hugues Sion : «Nous, ce qu'on attend, c'est le retour de Marion Maréchal-Le Pen. Elle est brillante, c'est une bosseuse, elle peut très bien transcender les partis.» «Quand je suis arrivé, il y avait des pointures au Front, elles sont passées où ?» interroge un membre du groupe. Réponse de sa voisine : «Le problème du FN, c'est sa gouvernance.» On en revient au «groupe des cinq», dont Bruno Bilde ferait partie, qui «empêche les autres d'émerger».
Hugues Sion, à Lens le 21 décembre, exclu du FN pour s’être porté candidat aux législatives contre José Evrard. Photo Stéphane Lagoutte. Myop
«Menaces physiques contre Evrard»
A son sujet. Un peu après l'annonce du départ de José Evrard, Bilde a organisé une réunion à Hénin-Beaumont, intitulée «cohésion». Plusieurs centaines de sympathisants ont été invités, des adhérents dans toutes les circonscriptions du coin. Certains ont été contactés par téléphone. Jean-Paul, 69 ans, encarté FN depuis huit ans, mais sympathisant depuis toujours, en faisait partie. «Je vote FN et je ne m'en cache pas», dit-il quand on le croise par hasard au Déjeuner, montrant fièrement le pin's «flamme FN» accroché à son veston. «Je reste fidèle au Front national. Je suis un inconditionnel.» Jean-Paul est allé à la réunion de «cohésion». Seulement une quarantaine de personnes avaient pris la peine d'en faire autant. Pour lui, l'ambiance était électrique : «Ça a beaucoup tapé sur Evrard.» Bilde nous confirme : «On voulait remonter le moral de nos militants, mais à la place, ça s'est fini en menaces physiques contre Evrard, on a été obligés de les calmer. J'ai jamais vu des gens aussi remontés.» A Lens, avant, il y avait le Front national. Maintenant, là-bas, il y a plusieurs fronts nationaux .