A Auchel, dans le Pas-de-Calais, jour de marché. On trouve des fruits et légumes en pagaille, un stand de rempaillage de chaises, beaucoup de fringues, une odeur de poulet rôti. Il y a aussi des fleurs en bouquets. «Cherchez pas, le plus beau, c'est moi», dit le vendeur. Ici, la paire de pompes est à 10 balles, le lot de DVD aussi. Des dizaines de personnes en manteau, plusieurs gosses, capuches fourrées lapin car il caille. Le lieu est étrangement calme, et les mines défaites. Ça chuchote. On vient d'apprendre la mort du maire, Richard Jarrett, 65 ans, médecin de ville. Crise cardiaque. Un gars dévoué, entend-on.«Il rendait service à tout le monde», «debout tous les jours à 5 heures», «c'était mon ami», «il a trop tiré sur la corde».
Trois types devisent clope au bec. Daniel, 62 ans, ancien boucher, sans emploi depuis 1986. Il touche le RSA. Stéphane, 44 ans, moustache, yeux bleus, bomber noir, american staff au bout de la laisse. Crâne rasé ou presque, tatoué de partout - justement, il est tatoueur -, ancien skin, au chômage : «Merci le gouvernement.» Dernier zig : David, 48 ans, sans emploi : «Le maire était un chic type.» Vous aviez voté pour lui ? Non. «Moi, je vote Front national», soupire-t-il. Comme si c'était devenu la honte d'être frontiste à Auchel, alors qu'en mai, au second tour de la présidentielle, Le Pen y a fait 65 %. Dialogue :
«Il y a l’air d’y avoir un peu de changement en ce moment au FN.
- Côté Marine ?
- Non, faut voir avec la nièce.
- Pas si sûr qu’elle revienne.
- D’accord, mais au Front y a plus de jus, y a plus rien.
- La tante, c’est comme le père. Ça démarre bien, et puis ça se casse la gueule.»
Stéphane parle de la campagne 2017, et de la débandade du débat d'entre-deux-tours avec Macron. Ce jour-là, «ils se sont tués tout seuls, côté FN». «Le dernier quart d'heure, je suis sorti fumer.» «Moi j'ai zappé.» A ce point ? «Franchement, on s'est sentis trahis. On s'est dit : "Elle s'est foutue de notre gueule."» Cramée, Le Pen ? «Quand même pas. On attend qu'elle réagisse, qu'elle change d'attitude.» Ce qu'elle est censée montrer ce week-end à Lille, au XVIe congrès du Front national, qui porte le nom de «refondateur».
Langue de bœuf
Hénin-Beaumont, ville frontiste, même jour. Place Carnot, l'église Saint-Martin a perdu ses échafaudages. Sur le parking, quelqu'un a «garé» sa Mercedes dans un muret en briques rouges. La moitié du truc a valdingué aux abords. La bagnole perd un peu d'huile d'en dessous. Au Café de la paix, en face, plats du jour : langue de bœuf, gratin d'endives au jambon sauce béchamel, steak-frites. Dino, le patron : «Y a rien d'autre, mais c'est bon.» Attablés à l'intérieur, Claudette et Maurice, 78 et 79 ans. Elle est apprêtée, lui coiffé en arrière. Ils déjeunent, avec, devant eux, un petit cadre photo qu'ils regardent en silence. Dedans, un cliché noir et blanc : la devanture de leur ancienne boutique de modélisme, à Lille. Le couple vote FN. «Moi j'ai rien contre Marine Le Pen, personne n'est parfait, elle fait le travail», répond Maurice quand on l'interroge. Le fameux débat ? «Pas mirobolant, mais c'est pas son truc.» Maurice préfère parler de Hénin-Beaumont et de son maire, Steeve Briois, parce qu'«il est bien». La preuve, un jour, Maurice a organisé un événement «maquette», pour les enfants, avec distribution de petits avions à lancer avec des élastiques. «D'abord le maire a accepté, parce qu'il est à l'écoute, et en plus il est venu. Il est resté une heure, j'ai chronométré, et il a joué avec les avions.»
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Deux hommes veulent discuter avec nous. Le premier, André, 81 ans, retraité de l'industrie. L'autre, Patrick, 60 ans, marche avec une canne. «Ecrivez dans votre journal : "Briois, depuis qu'il est là, il y a des choses qui changent. Il a refait la façade de l'église, il a restauré les jardins publics, repeint les poteaux : la ville est plus propre."» Alors Patrick et André continuent de faire confiance au parti de Marine Le Pen. «Elle traverse une mauvaise passe. Mais aussi les gens s'acharnent sur elle.» Le débat ? «Elle était fatiguée, abattue, elle avait un problème à l'œil, sinon elle aurait gagné.» On leur demande s'il ne faut rien changer alors, même pas le nom du FN, comme sa dirigeante l'a prévu. «Pourquoi pas. Mais il faut quelque chose avec une consonance à la nation, à la patrie.» Comme «Les Patriotes» ?
Calonne-Ricouart, à 40 kilomètres de là. Ici, le Front n'a pas présenté de candidat aux dernières municipales. Pourtant, Marine Le Pen y a fait 71,41 % le 7 mai 2017. Il est 15 heures. Des gamins jouent au foot sur la place de l'hôtel de ville. Devant le seul bar, le Nemrod, un homme en blouson de cuir pose sa meule, une 103 customisée, peinture flamme, fourche chromée. On rencontre «Blondasse» : «On m'appelle aussi "Pétasse", faut bien rigoler.» La femme, maquillage rose, refuse de donner son vrai nom, et son âge, vote FN depuis 2007. Avant, c'était «socialiste». Elle a été déçue, a voulu changer. Mais pas pour la droite. «J'ai pas les moyens de voter Sarkozy. On espère toujours que celui d'après va être mieux. Mais ils ont pas de baguette magique. Y a pas qu'en France, partout les gens essayent de voter autre chose.» Ce que pense «Blondasse» de Marine Le Pen : «Ils veulent l'embêter avec les affaires. Parce qu'elle représente l'opposition.» Et Macron ? «Il fait tout pour nous détruire. Il donne tout aux patrons. On n'est pas gouvernés par un président mais par l'Europe. Bientôt tous les commerces vont fermer.»
Retour à Auchel, bar le Georges V. La radio crache du Frédéric François, Mon cœur te dit je t'aime. Ici, on boit le vin rouge dans des coupes à champagne, mais «on parle pas politique». Comme on comprend que l'endroit n'est pas vraiment Front-compatible, on demande quand même au patron ce qu'il pense de Le Pen. Sourire : «Elle est cramée.»
«800 francs d’amende»
On est allé aussi à Forbach, dans l'ancien bassin minier lorrain. Et on a trouvé «le dernier des Mohicans». C'est ainsi que se surnomme lui-même Lucien Terragnolo, le dernier conseiller municipal frontiste encarté et à jour de ses cotisations. Il met un ticket de stationnement dans son petit coupé Mercedes. C'est qu'une amie a pris «800 francs d'amende» l'autre jour. Il est comme ça, Lucien Terragnolo, il ne peut pas s'empêcher de tout convertir en francs. C'est pas tant qu'il voudrait y revenir. Non, il voudrait un «euro premium» pour les riches, et un euro «low-cost» pour les pauvres. On n'a pas tout compris. Un peu comme le soir du débat de l'entre-deux-tours quand Le Pen parlait de la monnaie commune. Peau lainée et baise-en-ville, direction le salon de thé. L'homme sérieux marche à petit pas entre les commerces aux rideaux de fer définitivement baissés. Avant, il était de droite, sarkozyste, explique-t-il devant son chocolat chaud. Mais ça, c'était avant Florian Philippot. Avant qu'il ne voie «débouler» en chair et en os l'ex-numéro 2 du parti, qui l'avait déjà conquis depuis les plateaux télé. Elu sur sa liste aux municipales de 2014, Lucien Terragnolo s'encarte au FN l'automne suivant. Il se jure alors d'être fidèle au même parti «toute sa vie» . Sauf «événements vraiment très spéciaux». Comme la fuite de tous ses colistiers vers Les Patriotes après le départ de Philippot du FN fin 2017 ? Même pas. C'est par le Philippot de la télé qu'il a appris le lancement de ce nouveau parti politique. Et s'il a résisté à l'appel du pied, il se dit toujours «courtisé».
Désormais, le FN à Forbach, c'est lui, seul, à la vie à la mort. Et au parti, «on le cajole». Il est devenu délégué local, sera à Lille ce week-end et candidate au comité central. Sa maison a perdu 40 % de sa valeur en huit ans. Alors il est coincé ici, et il a le temps désormais. L'expert-comptable a pris sa retraite en janvier, quand son «modèle économique ne pouvait plus fonctionner». Son cabinet n'a «pas survécu à la perte d'un gros client de droite» qui jugeait «emmerdant d'avoir un commissaire aux comptes FN». Lucien Terragnolo n'a d'yeux que pour Marine Le Pen. «Qui d'autre ?» Quand elle est venue rencontrer la fédé de l'Est, il s'est présenté comme «le rescapé». La patronne a ri, paraît-il. Elle avait «l'air à l'aise dans sa peau», malgré les «soucis», judiciaires, financiers, familiaux, sondagiers… «C'est comme Johnny, lance-t-il, c'est pas parce qu'il y a des histoires de famille qu'on n'aime pas ses chansons.» Du bout des lèvres, il lui reproche le «débat raté» de la présidentielle. Il a bien vu que, depuis, les sympathisants LR du coin «prêts à basculer» ont fait marche arrière. «On a encore quatre ans pour que ça mature. Ils sont sensibles à nos thèmes, c'est la direction qui bloque.» Y a pas de raison, «vu les insanités que dit Wauquiez». «De toute façon, on n'est pas propriétaire de ses voix. Comme ici, c'est pas parce que les élus s'écartent que la base suit.»
«Ma France»
Pour rencontrer la «base» , à Forbach, le Gold est une valeur sûre. Le café, tout en dorures, est le QG des frontistes en campagne ces dernières années. Installé dans un fauteuil capitonné, le Mohican reprend un chocolat chaud. Au comptoir, les clients tournent à la bière. Et l'ambiance est plutôt au FN-bashing : «La débâcle», «les soins palliatifs», «la mort». «Un parti qui n'a jamais voulu gagner», selon Christian. Ce chef d'entreprise de 51 ans argumente : «Les autres ne disent pas de conneries et gagnent. Ma France a besoin de quelqu'un de sérieux.» «Grillée à jamais», Marine Le Pen, «a enfumé tout le monde avec ses capacités très très limitées», dit le taulier qui n'a pas plus d'estime pour Marion Maréchal-Le Pen, puisque «c'est la même lignée : beaucoup de bruit, peu de résultats».
Certains seraient prêts à laisser une chance à la présidente du FN, si elle en avait une. «Que peut-elle seule ?» se demande Laurent, ex-mineur, pas très emballé par une alliance avec Wauquiez et son «parti de traîtres qui se tirent dans les pattes». Et puis, «la France est déjà trop gangrenée», raconte celui qui s'est «fait agresser par un [Maghrébin] à Paris» et ne s'est «pas défendu, par crainte des représailles de la justice qui leur donne toujours raison».
La plupart roulent désormais pour Philippot et en parlent comme de l'enfant du pays. Même Eric Vilain, pourtant exclu du FN en 2012 pour n'avoir pas voulu s'effacer à l'atterrissage de l'énarque, lors des législatives. Il y était revenu deux ans plus tard, rabiboché avec Philippot aux municipales. Aujourd'hui, ils sont inséparables. Il l'a suivi chez Les Patriotes, claquant la porte d'un FN qui «sombre dans ses vieux démons». La faute aux «charognards» qui ont «coulé leur parti» en poussant dehors «Florian, l'artisan de la dédiabolisation». Dans le couloir du conseil régional du Grand Est où il est élu, il a entendu ses anciens copains s'inquiéter de la «fuite vertigineuse des adhérents». «Une hémorragie», souffle-t-il. D'ailleurs, au sein même du groupe FN, il croit savoir que des élus régionaux voudraient créer un groupe dissident. Mais ils ne franchiront pas le pas : ces élus sont «trop expérimentés pour partir à l'aventure». Façon de dire qu'au Front, on préparerait l'après-Marine en catimini…