En haut de Châteaudouble (Var), entre les maisons en pierre, il y a une grande place avec vue sur les gorges d’en face et la montagne Pale. Les gens y viennent pour le coucher de soleil et discuter à l’ombre des platanes. Devant le Cercle Saint-Martin, le bar associatif du village, on a installé quelques grandes tables et des chaises en plastique. Elles servent de temps en temps pour les concerts de l’été, la soupe de pistou ou la daube de poulpe annuelle. On est vendredi soir. Il y a des massifs de fleurs et des fanions accrochés aux arbres, une trentaine de villageois sirotent leur grenadine en dessous. Des gamins jouent au foot. Dans un coin, quelqu’un prépare des tartines locales, anchoïade et fromage de chèvre, et l’un des bénévoles du Cercle distribue des pastis.
Vers la rue du Jeu de ballon, à côté, une femme passe avec deux bières à la main, lance à des journalistes qui grenouillent dans le coin et observent un vieux chat : «Regardez c'est nous les alcoolos !» Elle repart en se marrant.
Le coutelier est à une table avec des copains, leur montre sa dernière création, une grande lame avec un manche en bois de cerf. Za, sculpteur de métal, est à une autre, raconte à des jeunes en se penchant sur sa canne que c'est lui qui a accroché la grande affiche No Pasarán ! («Ils ne passeront pas») plus loin, sur le belvédère. Quelques jours plus tôt, des militants identitaires du Var étaient montés au même endroit déployer une pancarte «Stop migrants – Rassemblement national», agitant des drapeaux tricolores pour la photo destinée aux réseaux sociaux. Clic-clac, dix petites minutes sur place. «Ils sont arrivés très discrètement pour faire leur petit truc et sont repartis tout aussi vite, en baissant la tête», dit une femme. Za s'amuse que son affiche à lui soit toujours en place. «Je comprends pas ces gens. Si on a des arrivants du Mali ou du Sénégal, je serais content de discuter avec eux. On a besoin de faire du lien.»
Récupération politique
Châteaudouble est célèbre depuis mercredi, parce que Marine Le Pen s'y est fait envoyer aux pelotes. Elle était venue avec des élus de la région dont le maire de Fréjus, David Rachline, et quelques gardes du corps, pour une petite opération de récupération politique en catimini. Avec deux chaînes de télé et deux radios prévenues au dernier moment pour la couverture médiatique. La présidente du Rassemblement national (ex-FN), qui lance ce dimanche à Fréjus la campagne du RN pour les européennes du mois de mai, voulait se servir du fait que Châteaudouble va bientôt accueillir quelques demandeurs d'asile en transit, pour pester contre la «submersion migratoire imposée par l'Union européenne». «A Châteaudouble, comme dans des centaines de villages français, arrivent des milliers de migrants qui créent énormément de troubles», dixit Rachline.
Mercredi, Marine Le Pen devait faire le tour de Châteaudouble, qui a voté à 45 % pour elle au deuxième tour de la dernière présidentielle, ce qui, en comptant l'abstention, représente 113 voix. Puis elle voulait visiter le centre d'accueil, installé dans une maison de retraite fermée depuis deux ans et située à l'écart du centre-ville. Mais ça ne s'est pas passé comme prévu. Une cinquantaine d'habitants de Châteaudouble lui ont barré la route aux cris de «casse-toi, on veut pas du FN» et de noms d'oiseaux, ce qui a créé quelques embrouilles, de sorte qu'une femme a pris un coup dans le ventre, un vieux bonhomme est tombé au sol, et Le Pen a failli se prendre un seau d'eau sur la tronche. Des types bossant sur un chantier sont même descendus avec une pelleteuse et des gens sont montés dessus en hurlant «à l'attaque !» Les images ont tourné partout, et, vexés comme des poux, Rachline et Le Pen sont allés raconter après sur les chaînes d'infos que les manifestants, c'était «des antifas de Marseille», «des punks à chiens et de nervis gauchistes violents», ou plus simplement «une poignée d'ivrognes». «Je ne peux pas croire une demi seconde que dans un village français, il y ait une vingtaine d'énergumènes insultant des élus de la République», a aussi dit Marine Le Pen.
«Branquignoles»
Réponse d'un habitant de Châteaudouble : «On n'est pas de Marseille ! On a juste un peu l'accent.» Un autre : «On n'a rien contre personne nous ! Vous venez au Cercle, tout le monde est là. Tout le monde est accueilli, que tu sois bleu ou rouge, que tu votes FN, ou non. Les gens, ils peuvent venir danser ici s'ils veulent. Ce qui s'est passé, c'est pas une histoire de politique, c'est une histoire de haine qu'on amène. Et ils sont arrivés avec leur haine, comme un cheveu sur la soupe, énervés, agressifs comme tout.» Encore un autre : «Tout se passe toujours bien ici, y'a jamais une bagarre, et les autres branquignoles, ils viennent foutre leur merde. Attends, s'ils se font déstabiliser par trente personnes, y'a rien à attendre d'eux, c'est qu'ils sont pas professionnels.»
Le futur centre d’accueil des réfugiés. Photo Oliver Monge. Myop
Myriam, la cinquantaine, bronzée, short en jean et tee-shirt léopard, explique que les habitants du village savaient depuis plusieurs jours que Marine Le Pen devait passer une tête, normalement le vendredi. Ils avaient préparé des pancartes, avec l'aide d'une amie peintre, et se tenaient déjà fins prêts depuis longtemps. «Sauf que Le Pen a avancé sa venue [au mercredi], et elle a débarqué sans qu'on sache. Alors quand on a vu ça, on a tous frappé aux portes et tout le monde est descendu, sauf les FN qui sont restés cachés chez eux, et on a improvisé.» Myriam ajoute : «C'est un village paisible ici. Et elle, [Le Pen], elle pense arriver ici en terrain conquis et faire sa pub sur notre dos. Mais ça se passe pas comme ça à Châteaudouble. On est petits, mais costauds !»
Un couple prend part à la discussion : «Quand même, ils viennent parce qu'il y a les migrants, mais quand il y a eu les inondations de 2010, on a vu dégun.
- Oui mais ça va se retourner contre eux.
- C’est peut-être ce qui va se passer si, avec les migrants, ça se passe bien. Sinon ça va se retourner contre nous !
- Mais pourquoi veux-tu que ça se passe mal ?
- En tout cas, j’espère que quelqu’un va leur dire qu’on s’est mobilisés pour eux.
-Et moi j’espère qu’on va jouer au foot ensemble !»
«On va faire quoi, les renvoyer dans leurs bateaux ?»
Dix migrants doivent arriver la semaine prochaine dans l'ancienne maison de retraite. Les associatifs de Forum réfugiés, qui vont s'occuper d'eux, ne savent pas vraiment quand, ou ne veulent pas le dire. Ils ont déjà préparé cinq kits de première nécessité – dentifrice, peigne, boîtes de sardines, patates, biscottes – une par chambre de deux, au cas où. Maxime, 38 ans, queue-de-cheval, habitant de Châteaudouble embauché par Forum réfugiés, s'occupera de l'animation de la vie collective : cours de français, pétanque, promenades, potager commun. Il est prof de percussions. Aux journalistes qui viennent l'embêter, il s'étonne : «Moi qui pensais avoir trouvé un job peinard !»
Maxime, 38 ans, embauché par Forum réfugiés. Photo Olivier Monge. Myop
Du côté des voisins : l'un d'eux vient de s'acheter un grillage, un autre est plutôt pour les migrants, «aucun problème», une autre est un peu plus flippée : «De toute façon, on n'a pas le choix. On va faire quoi, les renvoyer dans leurs bateaux ? Et puis, ces locaux [de la maison de retraite], ils sont utilisés par personne, faut bien qu'ils servent. Mais j'aurais été plus rassurée que ce soit des familles qui arrivent. Parce qu'avec tout ce qu'on entend…» Et qu'entend-on ? «Je sais pas si les médias en font trop, mais quand on voit les Afghans qui tuent les petites filles de 13 ans en Allemagne… Et puis s'ils se bagarrent entre eux ? S'il y'en a un qui sort une Kalachnikov on est aux premières loges !»