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Libération
Reportage

«A Maubeuge, c’est simple, on a raté tous les virages»

Dans la ville du Nord, où la dette atteint des sommets et le chômage culmine à 30 %, l’enthousiasme n’est pas au rendez-vous. Pour tenter de ravir la ville au maire sortant, le Rassemblement national a parachuté un jeune élu dont la campagne peine à prendre.
Au sud de Maubeuge, où les quatres voies de la route nationale 2 s’arrêtent net, au milieu d’un champ. (Photo Aimée Thirion pour Libération)
publié le 19 février 2020 à 19h11

Vers Maubeuge, il y a cette chose à voir à tout prix si l’on veut comprendre ce qui cloche. Il s’agit de la N2. Pour «nationale 2». Un peu plus haut vers le nord, la route s’arrête net, pareil de l’autre côté, vers le sud, à chaque fois au milieu d’un champ. La vision est absurde. Après un pont, la 2×2 voies donne sur un talus parsemé de touffes d’herbe sans doute posé là pour sécuriser, des fois qu’un gus se prendrait à foncer tout droit - mais pour aller où ? - et le talus grandit à mesure du temps. Peut-être qu’un jour, il atteindra le ciel, obstruant la vue comme les terrils du département voisin.

Le morceau de chaussée goudronnée vaut le coup d'œil en tant que symbole des échecs des politiques du coin, et aussi de point culminant des frustrations de ses habitants. L'un d'eux résume ainsi : «A Maubeuge, c'est simple, on a raté tous les virages.» Il y a longtemps, la N2 devait charrier un tas de monde, Français, Belges, dans les deux sens, amener de l'activité, du pognon, mais le projet a échoué pour des raisons diverses, reporté par les gouvernants successifs et les promesses non tenues.

Les gens en ont marre, cela fait quarante ans que ça dure, et tout est comme ça à Maubeuge. Des rendez-vous manqués à la pelle comme si la ville était condamnée au vide. Le Rassemblement national (RN) y est à l'affût, bien sûr, car il a reniflé un truc : la misère, la désertification, et un peu d'insécurité, ses fonds de commerce. Il rampe doucement vers les élections municipales qui viennent, avec un masque avenant, se disant que, «tôt ou tard», il finira par gagner.

Dans le centre, la rue du 145e régiment d'infanterie est triste à pleurer. Personne n'y passe, la plupart des boutiques ont fermé, la boucherie chevaline fermée, comme le café Excelsior et même l'agence immobilière. Pour ne pas dire toutes : un gars s'est lancé dans la vente de produits au CBD, attend derrière sa vitrine que quelqu'un s'en rende compte. Le reste est à vendre ou à louer, entre les maisons de briques, les commerces de bouche abandonnés et les devantures au nom du dernier patron : Frédéric, restaurant Chez Paul, Marie-Christine Coiffure. Les petits bâtiments du centre n'ont pas fière allure avec leurs toits plats, il semble que la ville s'est arrêtée de pousser, ou bien qu'elle s'enfonce dans le sol.

De 2011 à 2016, la ville a perdu plus de 1 400 habitants.

Photo Aimée Thirion pour Libération

«Ville pourrie»

Dans cette impasse, il y a une affiche du maire, Arnaud Decagny, candidat «centriste» à sa réélection. Avec pour slogan «Ensemble pour l'avenir de Maubeuge». Sauf qu'ici, l'avenir est une route qui ne mène nulle part, où le Rassemblement national fait du stop. Decagny, dont le père, Jean-Claude, fut maire aussi (mais «mon père c'est mon père et moi c'est moi»), vous tend tout de suite ses tracts quand il vous accorde cinq minutes. Il dit qu'il a un «plan Marshall» d'investissements pour la ville, d'un montant de 500 millions d'euros. La commune est endettée à hauteur de 87 millions. Les dernières années, 5% de la population a quitté les lieux. Decagny dit que c'est la faute de son prédécesseur, le socialiste Rémi Pauvros.

Ne restent ici que des banques et des assurances, le planning familial donne sur la place principale. En traversant la Sambre (la rivière), des hôtels en ruine, le «Provençal» au style Art déco, aux vitres brisées et aux rideaux troués flottant au vent, rappellent tous les jours aux voisins que la ville, un temps, fut faste. C’était quand les sidérurgies tournaient à bloc : Usinor, Vallourec… Avant, un tiers de l’acier français était fabriqué ici. Dans la ville aujourd’hui, le taux de chômage dépasse les 30 %.

Dans la petite maison de la presse, un livre intitulé Maubeuge : mémoire d'une ville est en vente. Sur l'affiche promotionnelle a été ajouté : «Le Maubeuge que nous avons aimé.» Quand on lui demande ce qu'il pense de tout cela, l'homme qui tient la boutique répond tout de suite que «c'est une ville pourrie». Et vous donne la photocopie d'un article qui relate le jour où il a été enlevé par des voyous, lesquels l'ont séquestré et roué de coups, parce qu'ils en voulaient au coffre-fort qu'il n'a jamais eu. Maintenant, il veut des caméras partout. Son drame est arrivé l'an dernier, avenue de France. Là où les gens du RN ont installé leur permanence. Mais le vendeur de journaux ne votera «jamais» pour eux.

Le local de campagne, installé dans une ancienne boutique de clopes électroniques, a été décoré avec un camélia et beaucoup d'affiches du candidat, Aymeric Merlaud : un parachuté de 28 ans sorti de Sciences Po, élu à Nantes, né à Cholet, cheveux brossés et costard-cravate. Du genre à téléphoner aux journalistes pour leur dire quoi écrire. «C'est à se demander à quel point les habitants se détestent, pour voter pour quelqu'un qui leur ressemble si peu. Le RN efface l'identité des gens. Et ils laissent faire, comme s'ils n'étaient pas fiers de leur passé», dit un passant devant la photo du candidat. Merlaud est assistant parlementaire à Bruxelles le lundi, le mardi, et le mercredi. Et le reste du temps, il est en campagne pour les municipales. Il est aussi conseiller régional, un jour par mois. Merlaud a «deux vrais projets pour la ville» : une «école d'excellence» et un bioparc avec jardin partagé géant, où l'on paye les participants en fruits et légumes. Une idée qu'il a eu de «marketing territorial». Merlaud parle aussi d'immigration et de «communautarisme». Sauf qu'à Maubeuge, le problème, ce ne sont pas les personnes qui s'installent mais celles qui partent.

Les gens le décrivent comme «avenant» et ayant «bien appris ses leçons». Mais il n'est crédité dans les sondages que de 18 % des intentions de vote, alors que dans la ville son parti a fait 19 points de plus aux européennes, et que Marine Le Pen y a fait 31 % en 2017. Le problème de Merlaud, c'est qu'il n'est pas originaire de la ville. Il vient donc d'y acheter un appartement. «Je suis là pour le long terme, qu'il raconte. Il n'y a qu'une personne de l'extérieur qui peut donner un nouveau souffle à Maubeuge. Il faut une locomotive.» Et cette locomotive, c'est lui. On dit que Merlaud a d'autres ambitions que maire, qu'il vise en réalité les départementales. Mais ça nous étonnerait parce qu'il reproche souvent à Decagny d'être vice-président du conseil départemental (comme avant son papa) et d'avoir un «manque de proximité».

Dans sa permanence, l'après-midi, il y a Marc, téléconseiller, Jean-Marie, retraité, Nathalie, auxiliaire de vie, et Béatrice, retraitée. Ses colistiers. Et aussi une troisième femme, qu'on appellera Simone, car on lui a interdit de donner son nom parce qu'elle n'a pas encore été formée aux éléments de langage. Quand Simone commence à trop parler, les autres disent «chut, chut, chut», mais elle explique quand même pourquoi elle est RN : «C'est beaucoup dû à l'insécurité», et de la fois où elle a été agressée un soir alors qu'elle sortait de la clinique où elle était soignée pour un cancer du sein. Le salaud qui l'a laissée sur le carreau a pris quatre mois de taule mais «c'est moi qui dois payer l'avocat». Nathalie raconte que Decagny est en train de vendre toute la ville à des promoteurs, Promocil, Partenord, le fameux plan Marshall. Ce que valide une énorme affiche à côté de la Sambre - «Trouvez votre logement» - avec dessus des gens en tee-shirt montrant du doigt des immeubles neufs. Béatrice croit savoir qu'un «boucher arabe» a aussi acheté une partie de l'avenue de France, quand Marc la coupe : «C'est des on-dit. Je ne veux pas les entendre. On ne veut pas de polémique et Aymeric non plus. C'est comme quand les gens racontaient que Pauvros voulait installer une mosquée dans le centre.» On prend congé.

A Maubeuge, en février.

Photo Aimée Thirion pour Libération

Panthère volée

Au café Sébastopol, deux hommes discutent au comptoir. C'est au sujet du manque de diversité des gastos de la ville : «Je sais bien qu'on est dans le Nord, mais j'en ai marre de bouffer des frites.» Le premier a 28 ans et ses parents ont quitté Maubeuge pour aller vivre en Bretagne. Le deuxième s'appelle Seddick, il est un peu plus vieux, et il est sur la liste d'un certain Jean-Pierre Rombeaut aux municipales. Il dit que Maubeuge est presque la commune la plus pauvre du pays. Alors qu'avant, on parlait d'elle comme de la «première ville de France» parce que c'était la première que l'on traversait en venant de Belgique. Seddick comprend «le ras-le-bol. Ce sont les politiques qui contribuent au marasme, qui brandissent la menace FN et qui culpabilisent les gens. Je vous mets au défi d'interroger les élus du territoire depuis trente ans, et de leur demander ce qu'ils ont fait de bien».

Autour de Maubeuge, un jour, il y a eu un projet de réseau de transports en commun nommé Viavil pour relier les habitants entre eux. Mais le truc a tourné au fiasco quand un des gros maires des communes concernées s'en est retiré. «Au lieu d'abandonner l'idée, ils ont envoyé toutes les lignes de bus au Auchan de Louvroil [à 5 bornes]. A la fin, la seule gagnante, ça a été la zone commerciale. Et je peux vous dire que tous les politiques qui déplorent la mort du centre-ville aujourd'hui avaient voté le projet.» Ça date d'il y a dix ans. Seddick ajoute : «Il faudrait réélire ces gens ? On est un club de foot qui perd 7 buts à 0 à qui on dit que si ça avait été un autre coach, on aurait pris 13 pions.» Il met dans le même panier Decagny et Pauvros. Le deuxième, qui fut député, ayant perdu selon lui en 2014 à cause de son projet d'extension du zoo, jugé «pharaonique».

A Maubeuge, il y a un parc animalier au milieu de la ville, face la mairie, unique en son genre avec une partie dans les remparts. Il faut écouter Jean-Pierre Rombeaut en parler, il est amusant. L’homme est un grand gaillard, ingénieur informatique, qui fait des vidéos super-bien faites sur le Maubeuge d’après sa future élection. Dans son local de campagne qui sent les tracts neufs en papier glacé, il raconte que le zoo a été l’une des fiertés de l’Avesnois. Ça n’est plus le cas. Il n’y a pas longtemps, on lui a volé une panthère. Avant, il y avait un tigre blanc, il n’y en a plus. Et des hippopotames qui se reproduisaient entre eux. Les petits, on les a vendus partout en Europe, mais en calculant sacrément mal. Car au zoo de Maubeuge, désormais, il ne reste plus qu’un couple de femelles. Au moment de sa campagne 2014, Pauvros voulait relancer l’affaire, mais son adversaire a affirmé que cela coûterait 100 millions, ce qui a fait flipper tout le monde.

A Maubeuge, en février.

Photo Aimée Thirion pour Libération

Mardi soir, Rémi Pauvros organisait une réunion politique, à la salle des fêtes du Faubourg de Mons, au style Art déco. Le candidat aime bien le lieu parce qu'il y a reçu un prix, petit, quand il était à l'école primaire. C'était un livre d'anglais. Une centaine de personnes ont fait le déplacement. Des gens qui sont «restés socialistes», dit une dame. A ses côtés, il y a ce monsieur de 90 ans, né à Maubeuge. Quand on lui demande s'il est fier de sa ville, il ne répond pas : «Tout le monde s'en va ailleurs. C'est ça qui rend l'endroit triste. A 18 heures, il n'y a plus un chien.» La salle du Faubourg de Mons a cette particularité : pour y aller, et repartir, on emprunte la N2.