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Libération
Bonne table

A Paris, la street-food russo-ukrainienne «comme un manifeste» de paix

Dans le IXe arrondissement de la capitale, le Pirojki Bar rassemble des cuisiniers et des mangeurs russes et ukrainiens. Un «havre de paix» pour sa créatrice, Elena Biktimirova, qui ouvrira ce dimanche à Versailles (Yvelines) un bar-librairie dans le même esprit.
Pour Elena Biktimirova, la frontière gastronomique entre l’Ukraine et la Russie est inexistante. (Nataly Hanin/Getty Images/iStockphoto)
publié le 14 décembre 2023 à 17h33

Certes, les pelmenis, ces raviolis à la viande servis avec de la crème fraîche, sont plutôt d’inspiration russe. Et les varenikis, petites ravioles en forme de demi-lunes fourrées aux cerises, au fromage ou à la farce de pomme de terre et de champignons, seraient, eux, ukrainiens. Mais pour Elena Biktimirova, fondatrice du Pirojki Bar, rue Richer, dans le IXe arrondissement de Paris, la frontière gastronomique entre l’Ukraine et la Russie est… inexistante. «Nous avons ouvert ce comptoir le 9 mai 2022, quelque mois après le début de la guerre. Notre idée, c’est la réunion de ces cuisines comme un manifeste : prouver par la cuisine que nous sommes frères et sœurs, que par la table et le cœur, nous sommes de la même famille.»

Diplômée en pâtisserie, en 2017, de l’école culinaire le Cordon bleu, Elena Biktimirova est arrivée en France en 2016. Son père, pilote dans l’armée russe, a connu sa mère à Kyiv, ville où il a fait ses études. Enfant, cette fille de militaire voyage à travers la Russie et vit entre Saint-Pétersbourg et Moscou. «Chaque année, tous les étés, j’allais en Ukraine avec ma grand-mère et mes trois frères, dans un petit village près de Kyiv. C’est la raison pour laquelle ici, toutes les recettes viennent à la fois de ma grand-mère ukrainienne et de ma grand-mère russe. Le gâteau medovik, par exemple [une douceur russe composée de plusieurs couches de biscuits faits à base de miel et de crème, ndlr], est exactement celui que me faisait ma grand-mère.» Délicat comme un nuage, il est aussi joli que bon.

Chou cuisiné sous toutes ses formes

Car il n’y a pas que des pirojkis au Pirojki Bar. On peut aussi y manger des crêpes à la russe, aux œufs de saumon, du pain tartiné de saindoux, de la salade de hareng aux oignons marinés, de la langue de bœuf au raifort ou un plat de dolma (des feuilles de vignes avec de l’œuf, du riz, de la coriandre et de la crème aigre à l’ail.) «C’est vrai qu’en Russie ou en Ukraine, tous ces plats sont plutôt réservés aux week-ends et aux fêtes, car ça demande beaucoup de travail ; les femmes cuisinent sans cesse et faire ces plats prend du temps. En semaine, nous mangeons surtout des soupes ou des salades.» On pense au traditionnel bortsch ou à la solianka, servie ici : une épaisse soupe de bouillon et de saucisses de bœuf, de jambon bouilli et de charcuterie, agrémenté de chou, de citron, de câpres et de tomates. Un dénominateur commun, d’un bout à l’autre de l’ancien empire soviétique ? Quasiment tous les mets sont servis avec la fameuse smetana, ce produit laitier qui ressemble à de la crème fraîche épaisse. Autre constante, le chou, cuisiné sous toutes ses formes : mariné, cuit, bouilli, farci, cru, fermenté, en soupe, en salade, en pickles, chaud ou froid… On le retrouve partout, sauf au dessert (et encore).

Dès son ouverture, le Pirojki Bar de la rue Richer a connu un immense succès – à la fois par solidarité des voisins, mais aussi par effet d’aimant de ces deux communautés qui ont cherché du réconfort autour de plats familiers. En août, l’échoppe s’est agrandie et a ouvert, à deux numéros de là, un restaurant où l’on peut manger assis. Sensible au projet, le propriétaire du local a choisi de leur louer à un prix inférieur au marché. Elena Biktimirova dit qu’elle travaille quasiment nuit et jour pour arriver à payer les dix salaires de ses employés et qu’elle-même ne se paie pas encore. Mais étant donné la situation politique, elle préfère pouvoir donner sa chance au plus grand nombre possible : «Dans la brigade, il y a plusieurs personnes qui sont venues en tant que réfugiées. Une d’entre elles vit en France depuis 2014, elle vient de l’oblast de Donetsk. Elle est venue après le siège. Sa maison était dans l’épicentre de la guerre. Mais la plupart sont arrivés en 2022.»

Solidarité du quartier

Certains d’entre eux ne parlent que russe ou ukrainien et sont obligés de déployer des efforts pour se comprendre ; «alors ensemble, on rigole et on apprend», commente-t-elle. En salle, parmi les clients, elle décrit des rencontres émouvantes entre des tablées de clients ukrainiens et russes qui finissent par s’interpeller et se parler. Une utopie qui a fait réagir les radicaux : le premier comptoir, le plus petit, a été vandalisé sept fois depuis son ouverture. «Je n’ai pas envie de donner des détails sur ce sujet, mais je reçois beaucoup de menaces.» Heureusement, la solidarité du quartier et l’accueil du public sont bien plus forts, à l’image de ces dons venus de riverains. «Un jour, j’ai organisé un dîner pour des mamies seules du quartier. C’était gratuit pour elles. Je voulais qu’elles se parlent, qu’elles se rencontrent. Certaines étaient ukrainiennes, d’autres russes, d’autres françaises. L’une d’elles a compris que je n’avais pas assez de vaisselle, notamment des soucoupes. Eh bien elle m’en a donné plein !» Quant aux clients non-russes ou non-ukrainiens qui poussent la porte du Pirojki Bar, «plusieurs d’entre eux parlent russe, en tout cas un petit peu, et la plupart connaissent déjà notre cuisine. Surtout le bortsch».

Dimanche, Elena Biktimirova ouvre à Versailles (Yvelines) un troisième point de vente : un Pirojki Bar qui fait aussi bibliothèque. On pourra y déguster les mêmes plats que ceux de la rue Richer, mais aussi acheter des ouvrages de littérature classique en français, anglais, ukrainien et russe. «Parce que nous n’avons pas besoin que de nourriture mais aussi de culture», ajoute-t-elle en nous offrant, avant de nous quitter, trois pains farcis et des gâteaux dans un petit sac en papier.

Pirojki Bar au 29 Rue Richer à Paris (75009). Ouvert tous les jours sauf le dimanche, de 11 heures à 23h30.