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Beaux livres

«Swiss Tattoo», pourquoi les Suisses ont le tatouage dans la peau

Dans un livre à paraître mi-octobre, Clément Grandjean part à la rencontre des figures du créatif tatouage helvétique dont il dessine l’histoire très contemporaine et interroge les spécificités.
Un tatouage de Johann Morel, dans son studio, The Rainbow Tattoo, à Riaz, en Suisse. (Clément Grandjean)
publié le 7 octobre 2022 à 11h02

Ah la Suisse… On imagine tout de suite ses stations de ski, ses fromages, son chocolat ou sa tradition horlogère. Les plus taquins ajouteront à cette liste digne d’un mauvais guide touristique la culture du secret chère à ses banques, propice à l’évasion fiscale des élites économiques, ou sa politique de neutralité vis-à-vis des tourments du monde. En revanche, personne ne pense au tatouage que l’on réserve plutôt, sans être exhaustif, aux cultures américaines, japonaises, polynésiennes ou russes. Pourtant, un bel ouvrage illustré à paraître mi-octobre, Swiss Tattoo. Le graphisme dans la peau, de Clément Grandjean (qui en signe aussi les photographies), vient démontrer le contraire.

Comment ? En retraçant l’histoire de la pratique depuis son introduction dans les années 70, tout en donnant la parole à une trentaine d’artisans helvètes du tatouage, hommes et femmes – dans un pays qui compte un millier d’artistes-tatoueurs pour 8 millions d’habitants –, dont certaines figures historiques de cet univers aujourd’hui sorti des marges. Citons : Dischy, le premier à ouvrir en 1974 un salon en Suisse, à Rheineck, «sur les rives du lac de Constance» ; Dominique Lang, le premier côté francophone ; et, enfin, l’inénarrable famille Leu, à Lausanne, des piliers du monde du tatouage qui ont ramené de leurs pérégrinations des traditions esthétiques variées.

Peut-on parler d’une tradition helvétique du tattoo, avec une identité graphique propre (des fleurs d’altitude comme les edelweiss par exemple) ? «Je crois que le tatouage suisse s’inscrit dans une unité de style caractéristique de l’Europe de l’Ouest. Même si les Suisses sont friands de motifs floraux en nuances de noir et de gris, et c’est quelque chose que j’ai assez peu vu ailleurs», observe la tatoueuse genevoise Zalem Ishka. Ou cela ne serait-il qu’une construction a posteriori sur fond de démocratisation en Occident, notamment chez les moins de 40 ans, de cet artisanat ancestral aux fondements multiples (initiatique, rituel ou esthétique) ? «Il y a quelque chose de différent dans le tatouage tel qu’on le pratique en Suisse. Mais c’est de l’ordre du ressenti, avance Yashka, autre artiste installé sur les bords du Léman. Culturellement, le tatouage revêt des significations très diverses à travers le monde : expression d’une identité, message politique… Ici, c’est plus léger, c’est un business comme un autre.»

A moins que la marque de fabrique soit la technicité helvète sous-entendue dans la formule Made in Switzerland ? «La Suisse, c’est la culture de la non-culture, ce qui n’est pas négatif en soi, dit Maxime Plescia-Büchi, graphiste romand à l’initiative du magazine internationalement reconnu Sang bleu, dans un entretien avec Clément Grandjean. Cela se voit de la politique à l’industrie en passant par l’art. On excelle dans le formel, dans la technique, et c’est sans doute un style en soi. On adopte des courants qui ont démarré ailleurs et on y applique notre soin du détail, le professionnalisme qui fait de la Suisse l’horloge bien huilée qu’elle est ! Ce qui a fait la renommée du pays dans les années 90 et 2000 au niveau du tatouage, c’est cette élévation soudaine d’un artisanat plutôt sommaire jusque-là sous sa forme occidentale, vers une qualité technique digne des artisanats les plus nobles.» Ajoutez une culture (typo)graphique fortement ancrée – pour rappel, on doit au Suisse Max Miedinger la paternité en 1957 de l’une des polices d’écriture les plus usitées Helvetica – et vous aurez les ingrédients du succès du tatouage dans le pays alpin. Swiss Tattoo est une réflexion tout en nuance sur l’existence et l’affirmation de traditions nationales du tatouage dans un monde aux esthétiques globalisées.

Clément Grandjean, Swiss Tattoo. Le graphisme dans la peau, Helvetiq, 216 pp., 44,90 €.