On lui doit des parfums d’anthologie, et surtout des idées non conventionnelles, «disruptives» dans la novlangue du marketing qu’il se garde bien de convoquer. Christian Astuguevieille, grand homme né en 1946, cheveu court et gris, a créé pour la marque Comme des garçons des «odeurs» inspirées du réel, couronnées de succès dès leur apparition dans le monde pourtant très codifié de la parfumerie. C’était il y a trente ans et la collaboration entre le Français et la grande prêtresse de la mode venue du Japon, Rei Kawakubo, a conservé sa philosophie originelle de toujours pousser le curseur sans se reposer sur ses acquis.
Christian Astuguevieille partage désormais son temps entre Paris et la Bretagne. Le jour de l’entretien, il a l’allure mode mais sobre, habillé en «Comme des» et chaussé par Bricomarché, avec des sabots de jardinage parfaits pour braver la pluie qui tombe dru dehors. Esthète se méfiant du beau, passé par Rochas, Nina Ricci et Molinard, il est aussi connu pour créer du mobilier. Ses briefs à l’équipe de nez avec laquelle il a l’habitude de travailler, qu’il garde secrets, tiennent souvent en quelques mots, au mieux deux ou trois lignes, et valorisent toujours la prise de risque. Pour ne citer que quelques-unes des créations signées «CDG» : l’odeur de la photocopieuse fatiguée d’avoir trop tourné (Odeur 71) ; le linge qui sèche au soleil ; le souvenir du vernis à ongles s’échappant de son flacon ; Ganja, éloge de la culture weed ; Marseille, comme une digression sur la propreté ; l’odeur aussi des fauteuils de théâtre au velours fatigué ou du garage, ou encore de l’encens de Ouarzazate à Kyoto ou Anbar. Astuguevieille aime, lui, autant porter du vétiver que l’odeur du goudron. Retour sur les trente années de recherche qui viennent de s’écouler et qui ne se sont jamais ressemblé.
Comment s’est fait le lien avec Rei Kawakubo ?
La rencontre a eu lieu à Tokyo en 1991. A l’époque, j’étais directeur artistique de la maison de parfums et d’accessoires Rochas. Un jour, je me retrouve dans les bureaux de Comme des garçons pour obtenir un renseignement, car j’étais client chez eux. Je m’assois, j’attends, et tout à coup, Rei Kawakubo passe. Elle savait pourquoi j’étais là. On a discuté. Elle connaissait mon travail [Il expose ses meubles dans sa propre galerie de la galerie Vivienne, dans le IIe arrondissement de Paris, ndlr]. Elle m’a proposé, comme elle l’a fait avec d’autres artistes, dont Buren, d’installer des pièces dans sa boutique d’Aoyama à Tokyo. Elle a eu envie que je fasse une forêt imaginaire tout en corde de coton noir. Je lui ai proposé six ou sept sculptures. Elle a trouvé ça formidable, m’en a demandé plus. A l’issue de l’exposition, on a dîné, et Rei m’a dit : «Nous voudrions monter une ligne de parfums. Est-ce que ça vous intéresse ?» J’ai dit oui.
Qu’avez-vous appris sur Rei Kawakubo et Comme des garçons après cette première collaboration ?
Je n’avais aucun a priori. J’adorais les vêtements de Rei, l’esprit de ce qu’elle faisait. J’ai compris que chez Comme des, si on dit «je voudrais que les gens qui s’occupent des œuvres portent des gants», comme je l’ai demandé à Tokyo, il est certain qu’ils auront des gants. Si je veux un drapé, on aura tout fait pour avoir le meilleur drapé. On va toujours essayer de faire, jusqu’au bout des choses, le mieux possible.
Un flacon couché
Comment Rei Kawakubo, l’une des créatrices de mode les plus mystérieuses, communique-t-elle au cours de l’élaboration de vos projets ?
On comprend par son regard et son attitude ce qu’elle veut vraiment. Elle dit quelques mots, mais elle n’est pas dithyrambique ou trop bavarde. Elle va au but. Là, l’enjeu était «Voulez-vous faire un parfum avec nous, à notre façon ?». On n’avait pas d’ambition, mais ça se n’était pas forcément dit, c’était induit, très au feeling. Rei a fait le dessin du flacon en forme de galet. Elle voulait un flacon couché, car c’est rare en parfumerie, et mettre le bouchon sur le corps, à plat. On est allé chez Saint-Gobain, l’un des grands verriers du marché. Ils nous ont expliqué que notre première idée n’était pas viable techniquement : pour créer le flacon on devrait soulever ce qu’on appelle, en fusion de verre, la goutte par le col [le tube où on va fixer le bouchon] et qu’il y aurait étirage et donc déformation. Ce n’était pas non plus viable pour le tube plongeur.
Comment avez-vous fait ?
L’idée a été émise de mettre le col sur le côté. On ne devait pas traîner car Rei devait repartir au Japon, et il fallait qu’elle soit d’accord. On a créé un petit outil sur la chaîne pour que notre flacon soit tenu debout. Il avait son col. Ensuite on a travaillé sur le parfum en lui-même. On a mis deux ans à le créer, ce qui est assez classique.
Ce galet, qui peut aussi faire penser à une fiole, a-t-il une signification particulière ?
C’est d’abord parce qu‘ergonomiquement, c’est un beau produit. Du point de vue tactile, c’est bien, mais il n’y a pas d’autre symbolique que cette idée du flacon couché.
A quoi ressemblent vos briefs ?
Au moment où on a sollicité les laboratoires, j’ai expliqué aux parfumeurs ce qu’on attendait. Le brief était très court, mais je ne préfère pas le communiquer. Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas de limite. Je leur ai dit : «Aller le plus loin que vous voulez, il sera toujours temps de retourner en arrière. Je suis là quand vous voulez. On sent, on voit. Restez dans un prix “possible”.» On a travaillé six ou sept mois et on l’a eu. Au fur et à mesure, j’ai fait sentir des tas de choses à Rei. On a éliminé des directions. On avait deux projets en compétition et l’un d’eux a gagné [Eau de parfum, le premier jus de Comme des garçons, est né en 1994]. Une autre chose que je leur ai dite durant la création des premiers parfums, c’était «attention, c’est beaucoup trop beau».
Selon vous, il faut se méfier du beau ?
Absolument. On doit s’éloigner du côté trop beau, trop parfum. Il faut être différent, abîmer, casser, tirer un trait. Si c’est formidable et magnifique, je n’en veux pas. Ils ont tous répondu : «Oh là là, c’est la première fois qu’on nous dit ça, c’est jamais assez beau pour les autres.» «Justement vous travaillez pour Comme des garçons, donc le beau, attention.» Je demande souvent plus d’étrangeté, que ce soit beaucoup plus sale. Alors ça perturbe. Le jour où j’ai briefé l’équipe pour la photocopieuse, je suis allé dans un laboratoire, j’ai dit à la commerciale que je viendrais tard. Elle avait sélectionné sept ou huit parfumeurs. Je leur ai proposé d’aller à la photocopieuse. On est entré dans la pièce, et j’ai dit : «Voilà, je n’ai rien d’autre à vous dire. Je veux l’odeur de la photocopieuse qui surchauffe en fin de journée.» Evidemment, il y a eu des exclamations, des interrogations. Personne ne leur avait fait un coup pareil. Ils pensaient que j’étais dingue, mais là c’était beaucoup plus grave que prévu…
«Faire un parfum qui soit un antiparfum»
Combien de parfums aviez-vous faits avant celui-là ?
Il en existait déjà 53. Un jour, j’ai dit à Rei et Adrian [Adrian Joffe, fondateur des concept stores Dover Street Market et mari de la créatrice] et à la personne qui développait les produits à l’époque : «Je voudrais une rupture, qu’on avance autrement. Faire un parfum qui ne s’appelle pas parfum, mais qui soit un antiparfum, qui n’ait pas l’éthique des autres, avec des matériaux pas utilisés dans la parfumerie.» Rei a répondu «réussissez», c’est tout. Un an plus tard, j’ai présenté Odeur 53. C’était la vraie rupture. Auparavant, nous travaillions avec nos matériaux surdosés, nos outils de parfumerie, mais à partir d’Odeur 53, on a été radicalement différents et donc très remarqués.
Avec Rei Kawakubo, on n’est pas face à quelqu’un qui fait de la mode classique. On est dans une vraie création. La ligne de parfums CDG doit être aussi innovante. Il faut qu’on dérange peut-être même, et qu’on ne s’appelle plus parfums, mais odeur, car en français, ce n’est pas forcément le meilleur nom pour parler du parfum en général. L’odeur peut très vite avoir une connotation négative.
Et vous êtes allé de plus en plus loin…
On s’est intéressé au vernis, car c’est un bon souvenir de l’enfance. Une autre chose qui me plaît beaucoup, c’est le linge qui sèche au vent. On a travaillé avec une technique qui s’appelle les Head Space : on approche des choses d’un petit appareil qui en capte la molécule. Je peux ensuite l’exploiter et la mettre dans tous les parfums. Il me semblait intéressant d’entrer dans la quotidienneté des gens : avec l’odeur du garage, de l’asphalte, du produit détergent, du cachet effervescent, de la teinturerie.
On a sorti aussi un marbre blanc. Vous me direz pour sentir le marbre blanc… On a vécu des aventures folles. J’ai retrouvé un parfumeur il y a deux trois ans et on s’est souvenu qu’on avait frotté des galets pour voir l’odeur que pourraient avoir deux galets qui se frottent… On est quand même assez attaqués.
Le packaging a donné lieu à des excentricités mémorables…
Concernant le packaging, on avait l’idée de protection en tête : que personne d’autre n’ait touché à notre flacon avant nous. J’ai proposé à Rei Kawakubo qu’on les mette sous vide, comme une tranche de bacon. Et on l’a fait. Je trouve intéressant d’aller regarder les tics des autres métiers. Ça, c’est un tic alimentaire. Ça donne lieu à des choses complètement ridicules. Je rencontre par exemple des gens à qui je demande : «Alors tu as acheté le parfum ?» «Oui, je l’ai, mais je ne l’ai pas senti. C’était tellement beau sous vide que je n’ai pas ouvert pour sentir le jus…»
Avez-vous de nouvelles odeurs en projet ?
En septembre, nous sortirons une odeur pour le festival d’Adélaïde, qui se tient en Australie. Nous avions travaillé avec Ruth Mackenzie, la directrice, lorsqu’elle était à la tête du théâtre du Châtelet [une Odeur du théâtre du Châtelet a été commercialisée par CDG]. Deux nouveaux parfums verront le jour : l’un d’eux sera un peu mystérieux et étrange, à base de vétiver. Par ailleurs, l’eau oxygénée est un produit d’une autre époque que j’aime beaucoup. Nous aurons donc bientôt une eau très propre : un parfum oxygéné.