Interview d’altitude, actualité des stations, balade dans les vignobles, critiques de livres et anniversaire de la première ascension de l’Everest il y a 70 ans… Notre dossier Montagnes alors que se prépare la saison estivale dans les massifs.
Le vignoble du Bugey se gagne. Il ne s’offre pas à vous d’un seul tenant. Pour passer d’un domaine à l’autre, il faut rouler longtemps sur des routes escarpées, tout en résistant à l’envie de regarder partout tant le paysage est sublime. Des forêts, des lacs, des cours d’eau éclatants, des villages secrets dans les collines, de belles montagnes bleues et vertes surmontées, parfois, d’une coiffe de neige s’offrent tous les jours à la vue des rares vignerons qui s’installent ici. On en serait jaloux si on ne connaissait pas les conditions, archi difficiles, de leurs exploitations. Seuls 470 hectares, soit 0,1% de la superficie de l’Ain, sont plantés de vignes cultivées. Pourtant, le Bugey a tout pour lui, et tous les ans, de nouveaux vignerons, pour la plupart néo, désireux de produire un vin respectueux de la nature et de ceux qui le boivent, bravent les pentes. Les vignes sont, de fait, moins chères qu’ailleurs.
Dans ce paysage escarpé, seuls les plus durs à la tâche (et les moins fortunés) osent s’aventurer : acheter des vignes coûte entre 15 000 et 30 000 euros l’hectare (à titre de comparaison, en Champagne, c’est plutôt 1 million l’hectare et en Bourgogne, entre 2 et 9,5 millions). Une bonne affaire, donc, mais attention, le travail est immense. Les vignes sont cultivées entre 300 et 500 mètres d’altitude avec parfois des terrains escarpés. C’est le cas du bien nommé Domaine du Kré, près de Jujurieux, Kré signifiant «en pente raide» en patois savoyard. «Certaines parcelles ont jusqu’à 50° d’inclinaison», nous confirme le vigneron du domaine, Niels de Chardon, au cours d’une courte visite. «Je vous ai épargnée, je ne vous ai pas emmenée dans les pires pentes !» nous dira-t-il plus tard. On le croit.
Marcher sur des cerdons ardents
Côté vin, Bugey rime souvent avec Cerdon, un vin effervescent rose fluo et sucré fait à partir de gamay et de poulsard qu’on ne trouve que dans cette région. De nombreux jeunes domaines cherchent à le remettre au goût du jour, comme le remarquable Alexis Bolliet du Domaine de l’Eperon à Saint-Alban ou, en nature, le Domaine Raphaël Bartucci à Mérignat, aujourd’hui exploité par le fils, Pierre. Mais au-delà du Cerdon, vin de dessert difficile à marier car très sucré, il existe de nombreux autres vins qui méritent le détour. Des pétillants, bien sûr, de chardonnay notamment, qui dominent la production, mais aussi de délicats vins tranquilles, croquants et vifs, faits à partir de la délicate jacquère ou de la profonde mondeuse. Même si l’encépagement reste majoritairement classique (en rouge, on trouve surtout du gamay et en blanc, du chardonnay), le Bugey offre un bouquet de cépages endémiques comme le poulsard, la molette, l’aligoté, le pinot gris ou la rare mondeuse blanche. Une palette quasiment infinie de nuances, en fonction des sols (marnes, calcaire, moraines) et de l’ensoleillement.
C’est la timide jacquère qui, ici, a attiré notre attention. Ce cépage de montagne, produit la plupart du temps en effervescent, est un des cépages chouchou de la jeune vigneronne Caroline Ledédenté, ex-ingénieure parisienne ayant fait des choix viticoles (et de vie) pour le moins radicaux. Près d’Artemare, à moins de deux heures de Lyon vers l’est, se trouvent ses vignes où, depuis 2017 elle travaille plusieurs cépages de façon personnelle, sans intrant, sans soufre. Ses vignes, éparpillées près de Pollieu, vers le lac du Bourget, contournent des paysages époustouflants de beauté. Elle les cultive petit à petit, ou «grain par grain» comme elle dit, du nom de son domaine. «La première fois que j’ai goûté la jacquère, je ne savais pas si c’était bon ou pas», commence la vigneronne de 38 ans, assise dans l’herbe devant un paysage de crêtes qui mènent au sommet du Grand Colombier. «J’avais goûté de la jacquère pas nature de chez Dupasquier. Ensuite j’ai goûté les jacqères de Jean-Yves Péron avec des grosses macérations, et là, c’est le choc. Donc j’arrive dans le Bugey, je trouve cette parcelle, il y a de la jacquère, de la mondeuse, du gamay et de l’aligoté, et les gens me disent : qu’est-ce que tu vas faire avec ta jacquère ? La plupart des gens font des pétillants parce que c’est faible en alcool, donc tu rajoutes du sucre, ça te fait une prise de mousse. Moi aussi j’ai fait de la jacquère macérée, ça a une énergie… J’adore l’acidité.» Elle se forme à Montmorot, dans le Jura, avant de faire son stage chez Alice Bouvot au domaine de l’Octavin. «Je suis une vigneronne de mi-montagne. Pas alpine. J’adore les vins d’Auvergne, du Jura et de Savoie et je me mets bien dans ce cadre-là. Ces vins ont une bonne profondeur et sont moins opulents. C’est assez prégnant tout de suite : ce sont des vins discrets qui viennent vers toi, avec une énergie fluide. Ça vient des contrastes nuit et jour, et on a de la flotte partout, beaucoup d’arbres, dans des environnements très particuliers.» Quand on lui demande si elle se projette dans cette région toute sa vie, sa réponse ne se fait pas attendre : «Ah oui. Je ne me vois pas ailleurs. Quand on s’occupe d’une terre c’est pour toujours.»
«Ici, c’est pas cuicui les petits oiseaux»
Une chose qui frappe à première vue : ici, les vignes sont isolées les unes des autres. C’est l’extrême opposé des paysages de Bourgogne où les vignes sont au coude-à-coude pour ne pas perdre un centimètre carré de foncier. Pour lutter contre l’isolement et s’entraider dans ce terroir de montagne, une association de jeunes vignerons en nature, la Fiancée du Picrate, a été créée il y a une dizaine d’années. Radicaux, jeunes pour la plupart, leur vitalité nous a sauté au visage lors de notre visite début mai, au cours du salon annuel de leur association. Rassemblés au château de Jujurieux, un lieu féerique posé au milieu des montagnes, les vignerons présents ont un niveau déjà très élevé pour de si jeunes domaines. Ces bons camarades partagent non seulement des convictions viticoles (30% du vignoble du Bugey est déjà en agriculture biologique, un bon score) mais s’aident concrètement dans les travaux agricoles, se prêtent des outils et échangent des conseils.
Parmi les domaines remarquables, notons ceux des fondateurs, Antoine Couly et Louis Terral, mais aussi le Vignoble Pellerin, le Domaine des Sonnettes, Tailleurs-Cueilleurs, le discret Ludovic Fayolle du domaine des Champs du possible et le Domaine du Kré. «Ce que j’ai découvert ici, c’est que c’est très stressant tout le temps, poursuit Caroline Ledédenté. C’est pas détente du tout. Je suis tout le temps en retard. Etre vigneronne, c’est 50% du temps de vigne, 50% du temps de cave et le reste au bureau ! Donc c’est pas la tranquillité. D’ailleurs, je me suis fait un tatouage ici [elle le montre au creux du bras, ndlr] : “C’est pas cuicui les petits oiseaux”.» Ses cuvées, gouleyantes, faciles à boire, avec beaucoup de fraîcheur, ont un grain de folie qui les rendent attachantes comme jaja, une cuvée tranquille 100% jacquère qu’elle qualifie de «vin jaune argenté» – inoubliable et un peu foufou, comme tous ces vignerons si singuliers.