L’engouement, exponentiel depuis plusieurs années, ne lui a évidemment pas échappé : «Toujours plus de monde fait de la céramique. Quand je suis arrivée en Bretagne, j’exposais avec des peintres et des sculpteurs. Maintenant, on a des expositions dédiées, il y a des appels à candidatures, des biennales partout… Il y a beaucoup d’émulation, c’est très stimulant.» Lucy Morrow, 54 ans, a créé son atelier il y a trente ans à Tréboul, un quartier de Douarnenez (Finistère), où l’Irlandaise est venue vivre – «par amour, bien sûr». Elle œuvre désormais en plein centre-ville, près des Halles, au sous-sol de sa petite boutique. La ville qui, l’été, concentre sarouels et dreadlocks, fourmille de ce genre de local arty. Mais quelque chose de bien singulier harponne dans ses créations exposées sans tralala en devanture.
Créer l’imperfection
Lucy Morrow crée des objets du quotidien, principalement de la vaisselle, en porcelaine : tasses, gobelets, vases, théières, pots. Ils sont majoritairement blancs, ou bleutés, ou rosés, ou à peine verts. Mats ou brillants. Parfois ornés d’un liseré d’or ou d’argent. Jusque-là, rien de décisif. N’était-ce le fragment, omniprésent. Aucune de ses pièces n’est d’un seul morceau, d’ailleurs elles sont souvent dépourvues de leur utilité initiale : on ne saurait remplir d’eau une carafe trouée, ni servir avec cette carafe dont l’anse repose sur ses bords, comme par miracle. Elles ont en revanche une puissance poétique indiscutable, mouvante et émouvante. Sans compter leur pertinence avec l’époque : si la fonction originelle est obsolète, le pouvoir d’évocation leur donne du sens et du sentiment, une autre raison d’être.
Certains penseront au kintsugi, cette technique venue du Japon à la fois ancestrale et très en vogue, qui consiste à réparer des objets brisés en soulignant leurs fissures avec de la laque dorée. Sauf que Lucy Morrow ne casse rien, ne fait pas non plus de la récup : elle crée l’imperfection. Elle procède à partir de moules cylindriques ou coniques, avec les techniques de coulage en barbotine (poudre de céramique). «Je fais moi-même les moules en plâtre, et j’y coule la porcelaine liquide. Je joue, je penche le moule, j’essaie de voir quelles formes sont possibles.» La pièce est ensuite mise à sécher entre une semaine et un mois, avant d’être biscuitée (cuite). Suivent le ponçage et l’émaillage, avant une seconde cuisson à 1 200 ou 1 300 degrés.
Pièces ligaturées
C’est alors qu’intervient la deuxième partie du processus, tout aussi décisive, celle de l’assemblage. Son atelier où s’amoncellent les fragments en témoigne, tout est question d’imagination, de combinaisons. «J’essaie de trouver une harmonie et une beauté en rassemblant des éléments très différents, j’aime bien l’idée qu’on puisse regarder une pièce et être surpris, se dire : “Ah mais c’est le morceau d’un pichet !” Associé à quelque chose d’autre, il ressemble à tout autre chose, par exemple, là, un peu à un phallus…» Des anses de tasses peuvent composer une sorte d’anémone de mer à fixer au mur, des tasses font des boîtes inattendues et à peine de guingois, en lisière du surréalisme, éloge du beau bizarre.
On aime aussi son travail précédent, des pièces ligaturées à l’aide du caoutchouc de chambres à air de vélos, qu’elle utilise normalement pour fixer ses moules pendant la coulée en barbotine mais qui provoque un contraste graphique et piquant avec la porcelaine. Comme le caoutchouc n’est pas durable, elle lui préfère maintenant du scotch en aluminium poli utilisé dans l’aéronautique. Sa piste en cours est promesse de mystère, de la porcelaine aux airs de papier mâché. On entrevoit une exploratrice ardente, qui dit de la céramique : «La terre, il faut l’apprivoiser. Mais quand tu la connais bien, tu peux lui faire faire ce que tu veux».
Arrimée au Finistère
Son terreau n’était pas tout désigné : «Non, je n’ai pas grandi dans un milieu artistique, on n’a jamais été au musée par exemple. J’ai une sœur photographe, une autre tisserande, et la troisième travaille le vitrail, il y a donc, probablement, une sensibilité. Quand j’étais enfant, on habitait une ferme du nord-ouest de l’Irlande, dans un endroit très, très rural, très pauvre, et j’ai passé beaucoup de temps dehors, dans les champs. Je trouvais des choses, je cherchais des choses. Je crois que la première chose en céramique que j’ai vue, c’était des pipes en terre dans le sol, quand on ramassait des pommes de terre. Moi, j’ai imaginé que c’étaient les hommes préhistoriques qui avaient fait ça et je trouvais ça magique.»
Ce jour d’août où on la rencontre, Lucy Morrow envoie une pièce en Chine, pour une exposition. Son travail voyage aussi régulièrement en Europe. Mais elle reste bien arrimée au Finistère, et exerce en parallèle comme professeur de céramique au Centre des arts André Malraux de Douarnenez. Des cours qui accueillent tous les âges et qui abordent différentes techniques de céramique. «J’adore ça. Parce que du coup, ma vie est faite de céramique, et si j’apprends à mes élèves, j’apprends aussi.» Aventurière, et terre à terre.