Un souvenir d’enfance, au beau milieu des années 90. Sur une plage du Var, des enfants barbotent dans la flotte avec un énorme crocodile vert gonflable. Les quelques vaguelettes de la Méditerranée sont propices aux jeux sur toutes sortes de bouées impressionnantes : orques, pneus, etc. Mais pour les «grands» uniquement. Nous, on doit se contenter de brassards orange bien moches et enquiquinants – mais rassurants pour les parents – et au mieux du petit bateau gonflable d’une grand-tante prévoyante. L’injustice sera réparée bien des années plus tard avec l’achat d’un fauteuil translucide vert fluo flottant. Entre-temps, le nombre de piscines privées n’a cessé de progresser en France, selon la Fédération des professionnels de la piscine et du spa, passant d’un peu plus de 700 000 il y a vingt ans à près de trois millions aujourd’hui.
Quant aux bouées, elles ont envahi les plans d’eau jusqu’à devenir un accessoire estival pop et glamour prisé des célébrités : Chantal Thomass, les Kardashian, Justin Bieber, Nicki Minaj, etc. Rappelez-vous, en 2015. Posée avec son compagnon, le DJ Calvin Harris, sur un cygne gonflable, la chanteuse américaine Taylor Swift, 102 millions de followers à l’époque, enflamme Instagram. Six ans plus tard, de part et d’autre de l’Atlantique, l’objet en polychlorure de vinyle (PVC) continue d’être décliné sous toutes les formes : flamant rose, licorne, donut, tranche de pastèque… Sous toutes les dimensions : de moins d’un mètre de diamètre à quasiment cinq mètres de haut pour les XXL, et à toutes les gammes de prix : de cinq à 500 euros. Et de se vendre comme des petits pains, notamment en ligne, dans un marché des jeux de plage de estimé à 220 millions d’euros.
Le succès d’une esthétique instragrammable ? «Aujourd’hui, les bouées ont la forme d’animaux qui passent bien à l’écran, qui ne sont pas plats et qui permettent de se mettre en scène», observe la consultante et vulgarisatrice en art Marielle Brie, autrice du blog «Objets d’art et d’histoire». Car si elles font toujours rêver les marmots, elles ont désormais aussi la faveur des jeunes adultes en quête de plaisirs régressifs ou de divertissements nautiques – on pense à l’engouement contemporain pour les bouées tractées – à fortes sensations. Et Marielle Brie de poursuivre : «Pour moi, cela fait partie de ces objets un temps regardés de travers qui deviendront des objets à collectionner.»
Années 60, les bouées gonflables fleurissent
La bouée est à l’origine utilitaire, conçue pour éviter la noyade aux marins. Sans refaire son histoire séculaire, rappelons que ce dispositif flottant, autrement appelé «l’anneau de Kisbee», du nom d’un officier de la marine britannique, se généralise sur les embarcations avec l’essor fulgurant du transport maritime au XIXe siècle. A l’époque, l’objet est en liège, a la forme d’une couronne recouverte de toile – il est aujourd’hui en polyéthylène et rempli de mousse de polyuréthane – et est par exemple adopté en 1855 par l’institution caritative Royal National Lifeboat Institution (RNLI) pour sauver des vies en mer dans les eaux britanniques.
Avec l’avènement de la société de loisir dans l’entre-deux-guerres, le tourisme balnéaire change la donne. On ne va plus sur la côte uniquement pour des raisons de santé mais aussi pour s’amuser. Les plus audacieux, dans leur costume de bain, commencent à faire trempette et l’on peut contempler ici ou là quelques baigneurs dans une bouée en forme de fer à cheval. Cependant, il faut attendre les années 60, alors que les vacances à la mer se démocratisent et que le plastique triomphe dans la fabrication des objets du quotidien, pour que les premières bouées – et brassards ! – gonflables telles qu’on les connaît fleurissent sous les embruns. Elles n’ont en revanche rien d’original, ni d’extravagant, mais permettent de garantir aux bambins qui ne savent pas encore très bien nager, les joies hédonistes de la baignade. «Le plastique permet de fabriquer beaucoup en série et des objets ronds. Il devient aussi plus fin, plus résistant et plus facile à utiliser par les industriels qui connaissent à l’avance le résultat d’une coloration», complète Marielle Brie.
Choc pétrolier
Au même moment, pétris d’idéaux futuristes, des designers s’emparent de ces techniques industrielles (le PVC est inventé en 1931) pour créer des meubles gonflables transparents et colorés dans la veine pop. Citons : la blow chair des Italiens Carla Scolari, Jonathan De Pas, Donato d’Urbino et Paolo Lomazzi, un fauteuil conçu en 1967 ou la collection Aerospace de l’ingénieur des ponts vietnamien Quasar Khanh, la même année. Le chester, fauteuil flottant de cet avant-gardiste, fait d’ailleurs une apparition dans la scène de la piscine du film le Cerveau de Gérard Oury, deux ans plus tard.
«C’était un mobilier léger, pas très cher, qui rompait avec tout ce qu’on aimait plus du tout du mobilier traditionnel, explique Dominique Forest, conservatrice en chef au département moderne et contemporain du musée des Arts décoratifs de Paris. Cela a pu être utilisé aux abords des piscines. Mais il s’agit du mobilier de créateurs et cet élan a été stoppé par le choc pétrolier en 1973.» Ainsi, ce mobilier, produit en séries limitées et symbole de richesse, est vite passé de mode. Sauf le bon vieux matelas pneumatique, star des piscines privées des années 90… Et made in China, comme les produits de la marque Bestway, fondée en 1994 à Shanghai. Au tournant du millénaire, les leaders américains du matériel de piscine : Swinline, Intex, etc. ont également pris la vague des accessoires gonflables. A raison : de la bouée pour bébé à celles pourvues de portes verres à cocktail, il s’en vend désormais des millions chaque année, selon les professionnels.
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