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Pierre Chareau, architecte moderne de l’épure

Jusqu’à la fin de l’année, la galerie parisienne Doria expose ses dernières acquisitions, soit plusieurs dizaines de pièces, du designer français de l’entre-deux-guerres. Et refait la démonstration de la modernité du mobilier quasi centenaire de l’architecte de la Maison de verre.
La bibliothèque MU 1030 de Pierre Chareau. (Studio Andreani - Galerie Doria)
publié le 22 septembre 2023 à 18h37

Au milieu de la pièce, elle impose sa présence aussi bien par ses lignes radicales, ses formes épurées que ses modules (une tablette, notamment) mobiles. Son raffinement est aussi dicté par l’assemblage iconoclaste pour l’époque de matières pour l’époque : du palissandre – un bois tropical ici mat –, du fer forgé noir patiné et quelques éléments en ivoire. «C’est un clin d’œil aux arts décoratifs, commentent en chœur Denis et Sophie Doria. Vous avez vu la clé, c’est une merveille de travail.» Conçue aux alentours des années 30 par Pierre Chareau (1883-1950) pour les époux Dreyfus, la bibliothèque MU 1030 est l’une des dernières acquisitions des deux galeristes, installés depuis quasiment trente ans à l’angle de la rue des Beaux-Arts, dans le VIe arrondissement de Paris.

Avant-gardisme

«Je l’avais fait acheter à un client en place publique il y a quelques années, il l’a revendue et je l’ai rachetée il y a deux ans parce que c’est un chef-d’œuvre», poursuit le collectionneur, spécialisé dans les tenants du mouvement moderniste (Francis Jourdain, Robert Mallet-Stevens, Eileen Gray). Mais elle est surtout l’une des pièces maîtresses de l’exposition que consacre sa galerie au designer français de l’entre-deux-guerres jusqu’à la fin de l’année (voire «un peu au-delà»). Au total, on peut y admirer une quarantaine de pièces restaurées et quasi centenaires, nées de l’esprit résolument moderne de l’architecte de la Maison de verre (VIIe arrondissement de Paris), au tournant des années 30. Ce sont pour l’essentiel du mobilier (des fauteuils, des tables basses, une coiffeuse et autres jardinières) en bois rempli ciré ou fer forgé et des luminaires métalliques (appliques, lampes de bureau, cadres éclairants) alliés ou non à de l’albâtre, une toute petite partie émergée de l’iceberg Chareau.

«Il y a un réel plaisir du matériau, de l’usage et du fonctionnement. Ce sont des meubles d’époque qui se caressent, observe encore l’auteur de Pierre Chareau. Un architecte moderne de Paris à New York (éd. Michel de Maule). Mais il y a aussi du mouvement dans les formes, pourtant simples. Il n’y a rien qui ressemble à ça : il avait un temps d’avance.» L’architecte d’intérieur affilié à l’Union des artistes modernes (UAM), «locomotive internationale» sur le marché du design historique où «il a la cote la plus constante» de tous les créateurs représentés par les époux galeristes, a aussi ceci de singulier qu’il continue d’inspirer les designers pour son avant-gardisme et l’affirmation d’une épure qui tranche avec la traduction décorative française.

Exil aux Etats-Unis

Tout en restant mal connu – c’est peu dire – du grand public si l’on compare au Corbusier ou même à Charlotte Perriand. Est-ce parce que le décorateur, plus qu’un meublier savant d’appartements de familles fortunées (les Dalsace et Bernheim notamment), est né quelques années trop tôt ? Ou mort dans l’exil aux Etats-Unis, où il a aussi laissé sa patte d’architecte non loin de la grande pomme, après avoir fui la guerre parce que juif ? Denis Doria, encore : «Il avait dans sa tête la notion d’édition, mais cela ne correspondait pas aux possibilités de production de l’époque.» Reste une œuvre à la modernité troublante qui ravit aussi bien les amateurs que les collectionneurs de design.