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Libération
Chronique «C'est reparty»

Florian Gaité : «Si je finis rétamé, c’est le signe d’une bonne soirée»

Organisateurs, DJ, gérants d’établissements, noctambules, observateurs… Chaque mercredi, «Libé» donne la parole à celles et ceux qui vivent pour et par la nuit. Aujourd’hui, le philosophe auteur de l’essai «Tout à danser s’épuise», assidu des fêtes libres du Sud.
Pour Florian Gaité, l'improductivité de la fête est un acte de résistance anticapitaliste. (Romain Guédé)
publié le 24 mai 2023 à 18h33

Que serait la fête sans la danse ? Un simulacre, estime le philosophe Florian Gaité. L’auteur de l’essai Tout à danser s’épuise (éd. Sombres torrents), 38 ans, défend une vision «radicale» de la nuit, dans laquelle l’épuisement inutile, futile et improductif du corps est un acte de résistance anticapitaliste. Installé depuis peu à Marseille, l’enseignant à l’école des beaux-arts d’Aix-en-Provence, ex-critique de la Dispute sur France Culture, cumule plus de vingt ans de fêtes libres dans les poches de son pull à capuche. D’abord dans les free partys des forêts de pins varoises, auxquelles il a été initié ado par sa sœur. «Mon seul autre modèle, c’était les discothèques du golfe de Saint-Tropez et qui me rebutaient, raconte le chercheur associé de l’Institut Acte. Toute ma culture de la nuit s’est faite en rejet de ça.» Puis, à l’âge adulte, dans les clubs gays de Paris et, surtout, de Berlin où il s’inscrit à fond dans la culture techno. «J’y allais trois à quatre fois par an, mais je ne sortais plus à Paris», poursuit le théoricien, adepte de musique minimale ou tech house. Et si Marseille le pousse à fréquenter quelques bars dansants, c’est au Meta, espace festif «autogéré», «tenu secret» et «zone libre» du collectif Metaphore qu’il a trouvé un nouvel exutoire. «On a sa carte d’adhésion, il n’y a pas de vigile : c’est le lieu qui m’a sauvé car j’étais prêt à faire le deuil de la fête à Marseille», assure Florian Gaité. Qui attend avec impatience les beaux jours propices aux fêtes illégales qui fleurissent autour de la ville.

Ta définition de la nuit

«Si je devais résumer la nuit en un mot, ce serait l’indiscipline. C’est un temps et un espace où les normes, les règles, les ordres, identités, bref, tout ce que Foucault appelait les dispositifs disciplinaires, se relâchent. Moi-même, je suis très discipliné en journée, mais pas du tout la nuit. C’est très caricatural, mais tout ce qui m’y astreint est dérégulé : mon rapport au temps, aux autres, à mon propre corps. La nuit je vis en regard de mes journées très productives dans une dépense improductive ou dysfonctionnelle. D’ailleurs, j’ai toujours une vague idée de ce que je vais faire et ce qui m’angoisse en journée, l’incertitude, ne m’angoisse pas la nuit. Si je finis rétamé, c’est le signe d’une bonne soirée.»

Un souvenir

«C’était à Berlin, en 2008 ou 2009. J’y étais avec mon copain, on avait commencé le samedi par prendre des verres au Möbel [une institution gay de Kottbusser Tor, à Kreuzberg, ndlr], puis au bar 25 au bord de la Spree. Ensuite, on est allés au Berghain assez tôt, vers une heure du mat, et on y est restés jusqu’à 16 heures le dimanche. C’était la première fois que je découvrais le Garten et j’ai dansé sans m’asseoir une seule fois ou me reposer. On n’avait même plus de thunes pour s’acheter une bière ou quoi que ce soit donc je n’étais plus sous substance, et j’ai dansé jusqu’à ce que mes jambes ne me portent plus. C’est quand je suis tombé que j’ai réalisé que ça faisait presque une journée entière que je dansais. J’ai commencé à ressentir la douleur, on a mis trois heures pour rentrer à l’appartement et je pleurais car j’étais à la fois déjà en descente mais heureux d’avoir vécu ça, un mélange de jouissance et de mélancolie. C’est l’expérience la plus extrême de fatigue que j’ai vécue : rétrospectivement, je crois que c’est là que j’ai compris que la fête était le lieu d’une dépense improductive, gratuite, paradoxalement résistante, un moyen de se réapproprier, de choisir la façon dont on perd nos forces.»

Ton carburant

«Pas tellement l’alcool car ça rend con. Plutôt les psychédéliques parce qu’ils altèrent la perception, t’ouvrent à de nouveaux modes de conscience et désinhibent les imaginaires. La nuit doit être un temps de spéculation où on invente son propre récit. Et les psychédéliques aident à ça. J’ai réécouté Félix Guattari sur les drogues. Il dit que la musique peut avoir une fonction de drogue car cela ouvre un espace de protection. Je me suis reconnu là-dedans et d’ailleurs je n’envisage pas les fêtes sans musique. Sinon, elles n’en sont pas. Et si d’aventure je ne prends rien, la musique peut suffire à m’enivrer.»

Ton lieu

«J’aime les espaces qui ressemblent à un club. Mais sans le côté sécuritaire qui est de plus en plus présent aujourd’hui avec des vigiles jusque dans les chiottes ou des caméras. Donc plutôt les warehouses circonstancielles ou les espaces autogérés comme le Meta. Il y en a aussi à Genève et Lausanne, mais ça existe un peu moins à Paris. J’aime bien les ambiances dark souterraines, mais pas exagérées, avec des jeux de lumière appuyés. Et puis, je suis séduit par les lieux pas trop grands comme le Golden Gate, mon club fétiche à Berlin sous le métro, assez schlague, très bas de plafond et avec une bonne qualité de sound system. Des enceintes qui crachent, ça peut très vite incommoder.»

Ton prochain week-end

«S’il y a une free party aux Goudes ou à Luminy, j’irai, mais vu la météo qui est annoncée, j’en doute. Il y a le festival le Bon Air tout le week-end, trois jours et nuits de musique à la Friche la Belle-de-Mai. Même si c’est pas le cadre idéal pour écouter de la techno, on ne va pas cracher dans la soupe quand des événements comme celui-là sont montés ici. Le Meta organise également des sessions live le dimanche après-midi, donc j’hésite encore. J’adore danser quand il fait encore soleil. Pour moi, la nuit se vit aussi en journée.»