Organisé à Lyon, le festival de cinéma Hallucinations collectives est le seul en France à proposer systématiquement une séance avec un «film d’amour non simulé». Cette année, il se déroule du 4 au 10 avril et offre la rare opportunité de voir sur grand écran deux films phares du réalisateur Fred Halsted, dans des versions restaurées, intégrales : L.A. plays itself (1972) et Sextool (1975). Filmés de façon autodidacte, dans l’urgence d’une fièvre sexuelle palpable, ces films expérimentaux, envoûtants, sont les diamants noirs du cinéma gay.
Pour en saisir l’originalité, il faut d’abord comprendre qui était Fred Halsted. Ses ennemis le traitent de racaille. Cindy Patton, historienne du cinéma, le décrit comme un «hors-la-loi» du désir. Né en 1941 à Long Beach, dans le sud de la Californie, Fred Halsted traverse la vie en météore. Il se suicide en 1989. Une vie très courte, et cassée dès le départ. Il a trois ans quand son père, un ouvrier du bâtiment, abandonne la famille. Sa mère, une travailleuse saisonnière, se remarie avec un nommé John Knight qui viole Fred Halsted alors que celui-ci est âgé de 8 ans. En grandissant, il développe un penchant marqué pour les pratiques hardcore. Il est beau, musclé, méchant. Son allure de voyou – oreille percée, blouson de motard – lui attire d’innombrables amants, de tous les milieux, et parfois aussi des clients prêts à payer cher pour des séances de domination.
«Sugar daddies»
Icône du sexe radical, Fred Halsted est probablement le premier réalisateur de l’histoire du cinéma à montrer la pratique du fist fucking (pénétration anale à l’aide de la main). Ce qu’il filme, c’est lui, sa vie, sa ville, ses partenaires, au fil de séquences brutes servies par une bande-son décalée, industrielle, qui déréalise complètement les scènes. Le résultat est stupéfiant, d’autant plus que rien ne prédisposait Fred Halsted à faire du cinéma. «Il n’a jamais eu de formation artistique, ni d’emploi régulier, ni de numéro de sécurité sociale, raconte Eric Peretti, programmateur pour le festival Hallucinations collectives. Après des études de botanique, il est devenu jardinier, du style électron libre. Parmi ses clients, il y avait quelques stars de Hollywood. Vincent Price, par exemple.» Et puis voilà qu’au printemps 1969, la météo s’était soudain détraquée – des pluies orageuses se succédant à n’en plus finir – mettant Halsted au chômage forcé… Impossible de passer la tondeuse. Que faire en attendant ? «A cette époque, les premiers loops [courts-métrages pornographiques, ndlr] remplissaient les salles de cinéma pour adultes. Fred Halsted s’était alors mis en tête de réaliser un film d’autofiction, basé sur sa propre expérience du sexe.
Ainsi que le relate Eric Peretti, Fred Halsted n’avait pas d’argent, mais de riches protecteurs – qu’il appelait ses sugar daddies – «tout à fait disposés à lui fournir de l’aide» en échange de quelques faveurs. Grâce à eux, Halsted a pu acheter de la pellicule en format 16 mm et s’est mis à filmer. Trois ans plus tard, son premier film, L.A. plays Itself, causait une véritable déflagration aux Etats-Unis. «C’est, en gros, la première fois qu’on montre du sexe entre hommes sans aucune trace de honte, résume Eric Peretti. Fred Halsted partage cette place de pionnier avec Wakefield Poole qui réalise, en 1971, Boys in the Sand. Mais il y a une grosse différence entre eux : Poole est plébiscité alors qu’Halsted se fait honnir. Des gens l’accusent même d’homophobie.» Et pour cause. Dans son film – dépourvu de toute linéarité –, Halsted dévoile l’envers de la «cité des anges». En 1972, dans le centre de Los Angeles ravagé par la pauvreté, des avenues entières d’immeubles en ruine abritent les boîtes à peep-show et les hôtels de passe. A chaque coin de rue, des garçons tapinent (sous le nom de hustlers), levant un pouce comme s’ils faisaient de l’auto-stop. Au volant de sa voiture, Halsted roule à travers les lieux les plus mal famés de la ville, fait des images volées d’hommes torse nu dans des parcs, filme les passants aux regards lourds… L’atmosphère de prédation sexuelle est palpable.
Scandale
Pour en accentuer la charge, Halsted filme aussi les affiches de publicité pour des conserves «avec plein de viande juteuse dedans». Les plans qu’il tourne au fil de cette chasse à l’homme urbaine (et qui seront considérés comme des images documentaires d’une inestimable valeur quelques décennies plus tard) alternent avec des scènes de sadomasochisme, ponctuées de gros plans sur des journaux parlant de meurtres sexuels ou du massacre perpétré en août 1969 par les adeptes de Charles Manson… Bien que le film comporte également une séquence de sexe bucolique dans les collines de Malibu, il se dégage de l’œuvre une charge sourde de violence, renforcée par la juxtaposition de nappes sonores électrodiscordantes et d’un dialogue enregistré au cours duquel deux homosexuels se plaignent que les habitants de New York déménagent à Los Angeles pour s’y taper des gitons. Lors de la première, le film est sifflé. Halsted accuse ses détracteurs d’hypocrisie. Alors qu’une grande partie de la communauté homosexuelle se bat pour en finir avec l’image stigmatisante d’individus déséquilibrés, Halsted étale sur grand écran des pratiques problématiques. Pire : défiant ceux qui se désignent comme «gays», il affirme n’être qu’une «pédale» (faggot) et revendique sa «perversité».
Malgré le scandale, son film le rend célèbre. Eric Peretti raconte : «Une légende veut que Dali ait fait partie des spectateurs et que, lors de la projection, il n’ait cessé de répéter “Nouvelle information pour moi”. Halsted utilisera d’ailleurs cette phrase comme accroche pour la promotion.» Deux ans plus tard, en 1974, il atteint le sommet de sa courte gloire lorsque les conservateurs du Musée d’art moderne de New York (MoMA) programment L.A. plays Itself lors d’un festival de cinéma d’avant-garde appelé CineProbe. Groucho Marx aurait fait partie du public. A l’extérieur du MoMA, des manifestants distribuent des tracts décrivant Halsted comme «un petit criminel prostitué, ainsi qu’il l’assume lui-même» et dénonçant le musée pour avoir accordé «l’étiquette prétentieuse d’“art”» à un film bourré «d’anti-homosexualité». Ils affirment également que la manière dont Halsted représente le fist fucking peut induire les spectateurs à blesser leur partenaire. Comme on peut s’en douter, Halsted n’a cure de ces critiques. Son but n’est pas de produire des films d’éducation sexuelle mais de traduire en images la frénésie érotique qui l’habite, le goût du danger.
Risque-tout
Quelques mois après ce scandale, il achève son deuxième film, Sextool, qu’il a tourné en 35 mm, ce qui relève d’un pari fou à l’époque : ce format de pellicule est incompatible avec une distribution dans les salles spécialisées (pour adultes). Pratiquement aucune d’entre elles n’est équipée pour projeter ce genre de film. «Halsted visait les salles d’art et d’essai, explique Eric Peretti. Mais ce fut un échec, car le film était trop choquant.» Dans Sextool, deux policiers casqués utilisent leur matraque sur un soumis ; un travesti de cabaret s’amuse avec son «rental boy» ; un jeune marin se fait uriner sur la tête puis prendre à la chaîne dans une backroom… Le film n’est pas montrable dans les salles de cinéma classiques et même lorsqu’il sort en VHS, dans les années 80, les distributeurs le coupent par peur de poursuites judiciaires. Sur le plan commercial, c’est un désastre. La carrière de Halsted s’arrête net. Pour survivre, il joue un peu comme acteur porno. Il publie une revue SM-gay, Package, qui s’arrête au bout de six numéros. Il dirige un club hard qui fait faillite, faute de clients (Halsted se plaint qu’il n’y a pas assez de «déviants» à Los Angeles). Son compagnon le quitte puis meurt du sida en 1986. Halsted sombre dans l’alcoolisme et la drogue avant de mettre fin à ses jours en 1989.
Le fait qu’il soit possible de voir ces deux films relève presque d’un miracle. On le doit au MoMA qui, en 1974, intègre Sextool et L.A. plays Itself à ses archives, faisant de Halsted le seul et unique réalisateur de pornos gays dont les œuvres fassent partie de la collection du musée. Les copies ont maintenant été restaurées. La mémoire de Halsted est sauve. En 2010, le cinéaste, vidéaste et écrivain William E. Jones lui consacre un livre richement documenté (Halsted Plays Himself), suivi en 2019 d’un roman dont le héros est Halsted en personne. Son titre : I’m open to anything (Je suis ouvert à tout). Ouvert à tout, surtout au risque, Halsted l’était bien. Eric Peretti signale d’ailleurs ce fait, peu connu : William Burroughs et Halsted avaient travaillé ensemble, en 1972 : «Après avoir vu L.A. plays Itself, Burroughs voulait que son roman les Garçons sauvages soit transformé en film X. Contacté par l’écrivain, Fred Halsted est allé le rencontrer à Londres durant l’été 1972… Mais le projet de film, n’intéressant aucun producteur, est resté lettre morte.» S’il y avait eu de l’argent, qu’aurait donné cette adaptation des Garçons sauvages ? L’association Burroughs-Halsted aurait sans doute fait des étincelles.