Heureux celui qui va aux champignons en assumant le risque de revenir bredouille. Parce que c’est capricieux, la girolle ou le rosé des prés. Une année, on croit avoir déniché le lieu béni du graal qui remplit votre panier de cèpes. Mais quand vous y revenez l’année suivante, vous êtes Gros-Jean comme devant dans ce sous-bois qui vous avait offert une magnifique omelette aux bolets des chênes. Vous aviez pourtant scruté la météo : une pluie récente, une matinée tiède. Les autres cueilleurs étaient au turbin et vous seul au monde au milieu de cette chênaie. Vous aviez aiguisé votre Opinel pour couper au mieux le pied des champignons. Vous aviez relu le magique Appel de la forêt (1) de Linda Louis qui écrit : «Ne partez pas aux champignons s’il n’a pas plu depuis quinze jours. Arpentez les bois clairs, les lisières de forêt, où la lumière du soleil peut transpercer les frondaisons. Pour croître les champignons n’ont pas seulement besoin de chaleur et d’humidité ! Humez l’air. Combien de fois me suis-je arrêté net, au détour d’un chemin, saisie par le lourd parfum des cèpes qui étaient cachés, juste là, sous mes pieds ! Balayez de manière méthodique le sol du regard, en quadrillant la zone. Dès que vous avez repéré un champignon, c’est presque gagné. Grâce à un gros cèpe téméraire, vous constaterez souvent qu’un régiment est caché derrière ! Les champignons se développent souvent en étoile autour d’un arbre.» C’est le résultat d’une symbiose entre les champignons et les racines des arbres. Mais vous avez beau tourner autour des chênes, hêtres et autres sapins, il y a que tchi. Même pas un junkie non comestible en train de finir de pourrir.
Là où le téléphone ne couinera plus
Sera-t-on pourtant déçu ? Personnellement non, parce que l’on aura savouré les couleurs et les bruits de la forêt, le chant de ses habitants et, qui sait, le bonheur d’errer dans l’une de ces zones blanches où notre téléphone ne couinera plus toutes les trois minutes, où l’on n’aura plus l’œil rivé sur WhatsApp ou Twitter.
Bien sûr, rentré dans nos pénates avec notre panier vide, on nous dira que l’on a perdu notre temps. Mais, ce sont nos petites joies à nous que de perdre notre temps dans les forêts du Jura ou des Vosges ou de Bourgogne. Louée soit l’écrivaine Françoise Sagan (1935-2004) qui disait : «Mon passe-temps favori, c’est laisser passer le temps, avoir du temps, prendre son temps, perdre son temps, vivre à contretemps.»
«Le temps n’est-il pas ce que je perds quoi que je fasse ?»
En allant flâner pour débusquer la morille, on songe à la question que se pose le philosophe Malcolm Hammer dans «Perdre son temps» (2) : «Dire «tu perds ton temps» est étrange, parce que cela ne renvoie à aucune situation objective. Mais ce qui est peut-être encore plus étrange, c’est que cette expression semble supposer que l’on peut ne pas perdre son temps. Or, le temps n’est-il pas ce que je perds quoi que je fasse, ce qui fuit sans cesse sans que je n’y puisse rien ? Le temps, n’est-ce pas toujours du temps perdu ?» Pour nous, flâner en espérant une étendue de girolles, c’est le temps à soi, le temps libre qui fait dire à Malcolm Hammer : «Au fond, le temps libre est moins celui du divertissement, qui nous attache à nos travaux pénibles en nous permettant de les endurer ou nous écarte un moment de notre misère humaine, que le temps défini par Épicure comme le temps de l’homme libre, c’est-à-dire le temps de celui qui ne craint plus la mort et se regarde en face. Si nous décidons que c’est maintenant la bonne heure, et que les biens que nous recherchons sont dans nos actes et non dans des objets qui nous sont extérieurs, le plaisir et la sérénité seront tous deux accessibles. Nous créerons un temps à notre mesure d’êtres humains : éphémère mais vraiment libre.»
(1) Ed. la Plage, 2020, 29,95 euros.
(2) In l’Invitation à philosopher, éd. rue de l’Echiquier, 2020, 35 euros.