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Coralie Roussel fait tout un faumage

Dans l’Aveyron, cette fermière s’attache à fabriquer des affinés végétaux qui séduisent un public demandeur de produits végans et sans lactose. Un marché grandissant, mais qui suscite encore beaucoup de scepticisme de la part de certains fromagers.
«Végablues», faumages végétariens anciennement appelés «Roquefortis», fabriqué par Coralie Roussel. (Anais Boileau/Libération)
publié le 13 mars 2021 à 10h15

Une pincée de bactéries, 150 grammes de noix de cajou, salez, affinez trois semaines et voilà des «affinés végétaux» prêts à déguster… qui émeuvent les «lactoficionados» d’Occitanie. Ne nous fâchons pas déjà, ceci n’est pas du fromage. La réglementation européenne réserve ce titre aux produits issus de lait coagulé. Mais est-ce seulement une histoire de nom ? La croûte fine et blanchâtre du premier spécimen rappelle le pérail de brebis. Pourtant, c’est un «vegamembert», dont le fumet donne l’indice de parenté. On croque. Moelleux, doux et oui, ça sent bien le camembert. La texture, en revanche, manque du coulant chaud et un peu amer du fromage normand au lait cru. Place au second, à la peau noircie et striée, un peu bleutée, qui évoque plus un chèvre cendré. Originellement, il s’appelait «roquefortis», utilisant le même champignon qui ensemence le fameux fromage aveyronnais. De quoi susciter les foudres de la Confédération générale de Roquefort (CGR) qui a aussitôt rappelé au bon usage de l’appellation. Disons donc désormais «végablues». On goûte. Sursaut en bouche, le goût arrive d’un coup et s’installe, dans une texture moins crémeuse et plus acide que le précédent, mais ça y ressemble étrangement.

Coralie Roussel, la créatrice de ces affinés made in Aveyron, n’a rien d’une caricature de bobo-urbano-végano-antispéciste. Agricultrice, elle travaille avec Pascal, son compagnon, dans une ferme maraîchère du sud-Aveyron. Née en Lozère, son enfance l’a trimballée à travers l’Afrique saharienne avant de revenir en France pour y exercer 100 métiers : professeure de français, éducatrice, conductrice de bus, fondeuse de bronze… jusqu’à s’établir au pied du Larzac, à Saint-Jean d’Alcas. Elle y a retapé un corps de ferme en ruine «avec une ampoule au bout d’un fil et quatre gamins à nourrir», raconte-t-elle. L’occasion de forger son art culinaire et de découvrir «des manières de voyager en restant chez soi». Sa maison devient un véritable atelier de création : ici, des peintures au fer à repasser, là des bibelots-moules à chocolat. Au milieu d’un dédale de pots et sacs d’épices, tempe (produit fermenté à base de soja) et kéfir (produit fermenté à base de lait ou de sucre) côtoient les stocks de légumes cultivés à la ferme. Et plutôt que de jeter les surplus, elle les transforme : tomates en chutney, patates en frites et pois en boulettes. Ainsi naît le concept de «frites et falafels», principale source de revenus du couple dans les festivals et foires bios.

Coralie vend sur les marchés toute sorte de créations cuisinées qui séduit un public demandeur de produits sans gluten et sans lactose. Les deux composés ont été écartés «parce qu’on a vu l’effet positif sur notre santé quand on a diminué les doses». La viande est également exclue pour des raisons de «simplicité à travailler avec des denrées non périssables». Au gré de ses explorations, elle découvre Cashewbert, concepteur allemand d’un kit «vegan cheese». Le petit «côté provocant qui [me] ressemble» la pousse à se lancer dans des tests, voilà deux ans, sans pour autant être vegan ni végétarienne. Pascal rapporte même à l’occasion du gibier de la chasse. La famille souhaite simplement soutenir «une agriculture avec laquelle on est d’accord».

«Pas sa place sur mon étal»

La campagne aveyronnaise fourmille de petits producteurs de viande et de fromage de chèvre ou brebis. Mais ce sont bien les tonnes de lait pour le roquefort qui font vivre le territoire. Alors forcément, quand la presse locale s’en mêle, tout le monde ne digère pas la nouveauté. «Hors de question» de voir des affinés végétaux chez Pascal Euzet, fromager à Saint-Affrique. «Pas la came» de ce Périgourdin passionné de fromages depuis vingt-cinq ans qui dénonce «les extrémistes» qui «veulent en finir avec les élevages». La seule fois où il a goûté un affiné végétal, «c’était dégueulasse». Plus mesurée, Fabienne Célard, gérante de Terres fromagères à Rodez, est «ouverte» à l’expérience gustative, «du moment qu’on s’accorde à ne pas appeler ça fromage». Pour elle, les affinés, «comme du saucisson, ça n’a pas sa place sur mon étal». Sa crainte ? Que ces nouvelles tendances ne portent préjudice aux fromages fermiers au lait cru. Et de faire le vœu que ces consommateurs végétaliens «choisissent des produits de qualité et vertueux».

Parmi les produits végans transformés et industrialisés, il faut du nez pour dénicher les créations artisanales et qualitatives. Louis Privat l’a bien compris. Restaurateur aux Grands Buffets, à Narbonne, lauréat du prix 2019 du plus grand plateau de fromage, ses papilles sont toujours à l’affût des nouvelles tendances. Depuis quinze ans, il voit «à chaque nouveauté dans la gastronomie des fortes réactions d’hostilités». Aujourd’hui, il se réjouit de l’arrivée «d’une nouvelle gamme» de produits végétaliens faits maisons, qu’il encourage à condition qu’ils «se rapprochent le plus possible des qualités organoleptiques du fromage initial», et bien sûr qu’ils soient «bons, sincères et artisanaux». L’enjeu pour lui est de faire retrouver «un certain art de la table et du plaisir fromager» à des publics qui «de toute façon n’en mangent plus».


Parents soucieux d’une alimentation durable, jeunes couples urbains, néoruraux, allergiques et intolérants, le marché des affinés végétaux touche une clientèle de plus en plus variée, même s’il est encore naissant en zone rurale. Si les retours négatifs en face-à-face restent «peu nombreux» selon Coralie Roussel, les commentaires furieux, voire haineux, fusent en ligne de la part des sentinelles du lait du cru. Mais les questions les plus fréquentes lui viennent des écolos sceptiques sur l’impact carbone de son principal ingrédient : la noix de cajou qui, à l’inverse des amandes ou des noix, est très malléable et perd, une fois trempée, son arrière-goût. Pour la préparation du «faumage», elles sont plongées dans de l’eau chaude –pour supprimer leur goût–, puis on y ajoute les bactéries visées avant de mixer le tout au robot de cuisine. La pâte est ensuite moulée dans un emporte-pièces et mise au repos dans des boîtes hermétiques maintenues à température constante. «En une semaine, on voit déjà blanchir la surface.» Il en faudra trois pour arriver au bout de l’affinage.

«Si jamais ça poussait ici, bien sûr que j’en cultiverais», assure Coralie. Sauf qu’il faut, pour l’heure, l’importer à plus de 20 euros le kilo d’autres continents (lire ci-dessous). Les bactéries et champignons viennent, eux, d’un laboratoire français qui souhaite rester anonyme mais qui fournit également de nombreux producteurs de fromages en «matériel» comme l’indique une chargée de gamme de ce labo : «Ce sont bien des procédés similaires à ceux qui fabriquent les fromages conventionnels.» Elle ajoute que le marché des ferments lactiques et présures (qui permettent la coagulation) d’origine non animale concerne pour l’instant «surtout des productions à petite échelle».

Le résultat donne un palet de 150 g vendu 12 euros, plus du double du prix d’un roquefort de bonne qualité. Coralie propose aussi des petits formats moins chers, mais surtout ne rechigne pas à faire goûter. «Mon but, c’est d’ouvrir l’esprit et les papilles», s’amuse-t-elle. Si le succès des ventes est bienvenu, sa volonté n’est pas d’en faire un gros business. Tout au plus quelques dizaines de «faumages» par jour, dans sa cuisine et bientôt dans un labo en construction pour «garder du temps pour vivre» et tester de nouvelles recettes. Comme ajouter des noix ou fumer ses affinés, imaginer une feta citronnée à base de graines de lupin… De quoi multiplier à l’envi les ponts avec les grandes lignées fromagères.


L’enjeu de la cajou

Importée d’Amazonie brésilienne lors de la colonisation des Amériques, la noix de cajou (en fait l’amande contenue dans la noix) est principalement cultivée aujourd’hui en Afrique de l’Ouest et en Asie du Sud-Est, à destination des marchés américains et européens, friands d’apéritifs. Outre le transport, par bateau, la culture de cajou a été pointée du doigt pour ses conséquences sanitaires. La coque, une fois ouverte, libère de l’huile anacardique, aux propriétés hautement caustiques, qui brûle la peau et noircit les doigts. Plusieurs enquêtes de France Télévision ont révélé les conditions de travail désastreuses de milliers d’ouvrières du sud de l’Inde. Pas une fatalité pour Koreissi Touré, directeur d’Agroplateforme, une entreprise de transformation de noix de cajou basée en périphérie de Bamako, au Mali. Un atelier collectif construit par et pour les petits producteurs bios du sud du pays réunis en coopératives. Une fois récupérées, les noix sont «chauffées par pyrolyse pour évacuer une partie de l’huile» puis «décortiquées avec un système de couteaux et d’engrenage semi-mécanique», limitant les contacts avec l’huile. La production, certifiée bio et commerce équitable, arrive par bateau à Anvers puis les amandes sont empaquetées dans l’antenne hexagonale en Franche-Comté. Elles sont ensuite distribuées via des plateformes de circuits courts, dans les magasins bios… et atterrissent en Aveyron chez Coralie Roussel, heureuse de «faire travailler à un prix juste mes camarades paysans».