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Donuts, pizzas, kebabs de luxe : l’«elevated food», ce concept qui colle des beignes au porte-monnaie

L’idée, apparue aux Etats-Unis, consiste à «surélever» des mets traditionnels ou populaires, c’est-à-dire à les améliorer… et à les vendre beaucoup plus cher que leur version originale. Quitte à les dénaturer.
Un sandwich grec, casse-dalle populaire bon marché aux portions traditionnellement généreuses. (Frank Perry/AFP)
publié le 4 novembre 2022 à 17h41

Au numéro 1 de la rue Cherubini, dans le quartier de la Bourse (Paris IIe), se trouve une boutique peinte en noir, dont la nature est, à première vue, difficile à identifier, d’autant qu’il n’y a pas de vitrine. Au fond de la petite échoppe, on aperçoit juste un comptoir. Si l’on n’y prête pas grande attention, on peut imaginer qu’il s’agit là de l’entrée d’un club privé, quelque chose d’un peu exclusif, connu seulement des noceurs. Si ce n’est que sous le nom affiché au-dessus de la porte, Momzi, se trouve l’inscription «elevated donuts». Littéralement, «beignets surélevés», ou améliorés.

On pénètre dans les lieux : au plafond, des épis de blé sont suspendus à l’envers et, sur les côtés, six présentoirs espacés d’un ou deux mètres sont chacun surmontés d’un donut différent. Il n’y a pas à dire : c’est très joli, tous ces pétales de fleurs déposés à la pince sur les glaçages pastel (faits à la main) des beignets, et ces décorations des beignets dignes des plus belles pâtisseries. Les saveurs, elles, sont parfaitement dans les codes du moment : sésame, yuzu, lavande, citrouille… Les boîtes dans lesquelles les douceurs sont empaquetées achèvent de leur conférer un côté «bijoux». Il est clair que, de la décoration de la boutique (l’endroit est instagrammable au possible) à la mise en scène de l’achat, tout est fait ici pour que le spectacle, ou «l’expérience», comme il convient désormais de dire, commence dès le palier.

Cela vaut-il les 7 à 8 euros pièce ? Cela dépend de ce que chacun cherche lors de l’achat d’une pâtisserie – nous, on estime que non. C’est assez bon, bien que peu généreux (quitte à manger un beignet américain, autant aller chez Boneshaker Donuts, dans le Sentier aussi, où l’on sait pourquoi on dépense ses 5 euros et où on assume la crise de diabète imminente). Surtout, la gamme de prix tutoie celle des pâtisseries individuelles des échoppes renommées – à titre de comparaison, on débourse 7,50 euros pour le Saint-Honoré de Philippe Conticini ou 6,50 euros pour la tarte tatin de Nina Métayer – et s’il y a indéniablement du travail, notamment de décoration, on a tout de même affaire à de la pâte frite (dans de l’huile de coco, certes). Ici, on claque avant tout pour alimenter son compte Instagram en stories et posts léchés.

Ultrarentabilité du burger

N’accablons pas, cependant, Momzi, qui n’est que l’un des derniers exemples en date du phénomène de l’«elevated food», c’est-à-dire de la nourriture «surélevée», ou améliorée. Ce concept élaboré par les Etats-Uniens consiste, à partir d’un plat traditionnel ou populaire (notamment de la street food) et d’en proposer une version plus travaillée. Sur le principe, pourquoi pas. Le hamburger en est un exemple plutôt positif : lorsqu’ils ont, dans les années 2010, massivement débarqué dans les brasseries françaises, alors qu’on les achetait auparavant essentiellement dans les enseignes de fast-food, c’était généralement avec des steaks un peu plus épais que leurs confrères de chez Quick ou McDonald’s, des fromages plus onéreux (Saint-Nectaire, chèvre…), et des sauces parfois «francisées» (au bleu, au foie gras…). Et, aujourd’hui, personne n’y trouve grand-chose à redire : l’écart de prix a du sens (qualité et quantité des produits, entre autres, même si le burger reste ultrarentable pour le restaurateur) et le tarif reste en règle générale raisonnable.

Le problème, c’est qu’à force de voir s’envoler les prix de nourritures populaires, les gourmands grognent. On pense notamment aux tarifs parfois insensés de simples pizzas margherita, à l’origine un mets bon marché napolitain, dont les tarifs parisiens ont explosé. Un exemple : le prix d’appel des margherita de la pizzeria Popolare, du groupe Big Mamma, initialement commercialisée 5 euros, est passé à 9 euros en 2018, soit 80 % d’augmentation, comme le relevait Le Figaro. Début octobre, le site d’infodivertissement Buzzfeed listait à son tour des exemples de mets dont les prix ont largement augmenté outre-Atlantique, appropriation gastronomique oblige. Tacos autrefois vendus autour d’1,50 dollar et désormais souvent tarifés jusqu’à 11 dollars, arancinis passés de 2 dollars pièce à parfois 20 dollars les trois, hot-dogs que l’on paye jusqu’à 10 dollars pièce (là, la France n’est pas en reste, en témoignent les échoppes de hot-dogs vendus de 7,50 à 9,90 euros qui pullulent dans la capitale)…

Les vieux de la vieille s’agacent

Mi-octobre, Emma Shew, dans le journal universitaire The Appalachian (Caroline du Nord), estimait dans un éditorial intitulé «The problem with elevated Southern food» («Le problème avec la nourriture du Sud surélevée») que les restaurants qui servaient des mets traditionnels du sud des Etats-Unis «améliorés» – à des tarifs absurdes (plus de 27 dollars pour une tarte à la tomate et au fromage par exemple) – dénaturent cette cuisine et s’accaparent «le style ménager, gras, non raffiné et peu soigné de la cuisine des Appalaches et le transform(ent) en quelque chose d’acceptable pour les touristes […]. Pourquoi ces restaurants ont-ils honte de ce qu’est la quintessence de la nourriture des Appalaches ? La réponse ne pourrait être plus simple. Il existe une croyance ancrée, en dehors de la région, que les gens des Appalaches sont paresseux, sales, grossiers et peu raffinés. […] En ne servant pas un menu authentiquement appalachien, ils contribuent à propager ces idées fausses sur la région».

Cette analyse rappelle l’émergence en France des kebabs dits «de luxe», à partir de l’année 2013, dont le prix du sandwich seul peut frôler les 10 euros, soit un peu moins du double du cours du kebab lambda. La chose a agacé les vieux de la vieille de la consommation de «grecs», qui y ont vu une gentrification d’un casse-dalle populaire aux portions traditionnellement généreuses. Peu importe que l’on utilise dans les kebabs «de luxe» du veau de lait ou qu’on l’accessoirise de feta ou de pickles de légumes à la mode berlinoise : l’idée de devoir améliorer un mets qui convenait jusqu’ici très bien aux classes populaires est parfois vécue comme une forme de mépris de classe. Exemple : en 2015, le magazine GQ, évoquant deux recettes de kebab surélevé, écrivait : «GQ revient sur deux recettes gastronomiques imaginées par Thierry Marx et Frédéric Peneau. Preuve qu’il n’est pas réservé à Barbès.» Preuve, surtout, que les imaginaires liés aux mets populaires sont bien plus politiques qu’il n’y paraît, et que prétendre les améliorer n’est pas tout à fait neutre.