Au début de la soirée, lundi au Pavillon d’Armenonville (Paris XVIe) qui accueillait le gala annuel du guide culinaire Gault et Millau (1), on s’est un instant crue dans une chanson d’Ophélie Winter. Lors de la précédente édition, fin novembre 2022, on avait relevé que les femmes étaient quasi absentes du palmarès et de la scène, et qu’aucune n’avait été sollicitée pour composer le menu du dîner qui réunissait hommes et femmes cuisiniers, sommeliers, chefs de salle, attachés de presse et journalistes. A l’époque, on relatait : «Le dîner (entrée, plat de poisson, plat de viande et dessert) qui accompagne la remise des prix est confié à plusieurs chefs différents. Aux manettes ce soir-là : Alan Geaam, Christophe Hay, Raphaël Rego et Etienne Leroy. Ce n’est pas que ce n’était pas bon, loin de là, mais le comité organisateur n’aurait-il pas pu trouver, parmi les centaines de cuisinières et de pâtissières de France et de Navarre, au moins une femme à qui confier l’une des étapes du repas ?» A la lecture du menu, lundi, on a été agréablement surprise : l’entrée et le plat de poisson ont été confiés à Mallory Gabsi (restaurant Mallory Gabsi, à Paris), nommé l’an dernier «grand de demain», et à Ludovic Turac (Une table au sud, à Marseille, récipiendaire, lui cette année, du même prix), mais le plat de viande comme le dessert sont signés Alessandra Montagne (Nosso, à Paris) et Naraé Kim (Pur’, du Park Hyatt Vendôme, à Paris). Dieu aurait-il exaucé nos prières de parité, comme dans la chanson ?
Carnet de bons points
Eh bien, non : manifestement, Dieu n’existe pas. Ou alors il est pour le moins dur de la feuille, à l’image du comité qui attribue les prix – à qui, semble-t-il, le mot «woke» n’évoque qu’un ustensile de cuisson. Ce n’est pas que les éminents membres de ce comité n’ont pas conscience que les femmes – tout comme les personnes racisées – ne sont pas suffisamment représentées dans leurs sélections. Preuve en est la lourdeur avec laquelle, lorsque le menu a été annoncé, le présentateur a vanté «la diversité» des chefs et des cheffes l’ayant composé (Naraé Kim vient de Corée du Sud tandis qu’Alessandra Montagne a vu le jour au Brésil), et celle avec laquelle il a ensuite salué le sacre de Naraé Kim comme «pâtissière de l’année» en s’enthousiasmant : «Et en plus, c’est une femme !» C’est bête, on avait oublié notre carnet de bons points à la maison.
Ce que ces exclamations signifient, en fait, c’est : emballé, c’est pesé, les bonnes femmes ont eu leur minute, on peut passer aux choses sérieuses. Certes, on exagère sans doute un peu avec cette formule : l’intention n’est pas méchante, mais elle marque un manque singulier d’ambition. Il ne suffit plus de «ne pas oublier les femmes» (lesquelles ont été mentionnées par certains gagnants, dont l’un, dont on taira le nom par charité, n’a rien trouvé de mieux à dire en évoquant son épouse «qu’elle n’était pas là car elle gardait les enfants»), ou de se désoler de leur sous-représentation à la tête des cuisines, mais bien de se contraindre à ouvrir les yeux et à dépasser ses biais. Si ce n’est pas parce qu’on est convaincu de la justesse de la parité ou de l’importance d’offrir aux jeunes filles des modèles, qu’on le fasse au moins par amour de la gastronomie – se passer du potentiel de créativité et de la passion d’une partie de la population, c’est ne pas aimer la bectance.
Déranger qui ?
Créé en 1972, le guide Gault et Millau recense 2 500 restaurants et en liste 100 qu’il considère comme les meilleures tables de France. Dans le communiqué de presse envoyé à l’issue de la soirée, on peut lire : «Ce nouveau millésime ne déroge pas à la règle et, avec passion et bienveillance, suit celle des 3D, édictée en 1987 par Henri Gault et Christian Millau : découvrir, décrire, déranger !» Mais «déranger» qui, ou quoi, exactement ? Pas l’ordre établi. Car, encore une fois, le «cuisinier de l’année» est un homme (Yoann Conte, doublement étoilé à la Maison bleue, en Haute-Savoie). Parmi les «grands de demain» (Ludovic Turac, Félix Robert, Antoine Gras, Tristan Weinling, Mathieu Pérou, et le duo Clio Modaffari et Anne Legrand), on ne compte qu’un seul binôme féminin ; parmi les nouveaux «4 toques» de l’année (Château de la Gaude, Lalique Château Lafaurie-Peyraguey, le Sarkara, l’Ecrin-Hôtel de Crillon, l’Astrance, Don Juan II), aucune ; quant aux prix des «directeurs de salle de l’année» (Thierry Pruvot, du Pré Catelan) et du «sommelier de l’année» (Jean-Baptiste Klein, de la Table d’Olivier Nasti), ils ont là aussi été attribués à des hommes. S’ils sont sans doute mérités – et c’est d’ailleurs bien dommage pour eux qu’ils soient teintés du regret de l’absence de parité – ces prix disent aussi : mesdames, circulez, y’a rien à gagner.
(1) Disponible en librairie à partir du 9 novembre, 25 euros.