La bière, c’est comme la musique. Ça commence souvent dans un garage ou dans une chambre, et si tout va bien ça se termine dans des arènes immenses. Début avril, on est allés, à quelques encablures du Stade de France à Saint-Denis, discuter avec les tenanciers de la Brasserie du Grand Paris (BGP). Il y a un peu plus de dix ans, ils s’étaient lancés dans une chambre de bonne à Levallois-Perret. Ils nous reçoivent aujourd’hui dans leur usine flambant neuve de 1 000 m².
Marché florissant et imprévisible
La croissance de l’entreprise a été linéaire. Enfin presque. Autour d’une excellente East Coast IPA (lire ci-dessous), l’équipe nous raconte ses deux dernières années chaotiques. Comme tout le reste du pays, elle apprend un funeste jeudi soir de mars 2020 que tous les commerces vont fermer dès le lundi suivant. Exit les bars, restaurants et caves où s’écoule la quasi-intégralité de la production maison : les musiciens du malt sont brutalement privés de scène. BGP se retrouve du jour au lendemain avec «80 000 euros de produits finis en valeur marchande sur les bras», sans personne pour les vendre, explique le cofondateur de la marque Fabrice Le Goff, 49 ans. Une catastrophe, car les bières craft sont des produits fragiles qui ne conservent leurs arômes que quelques mois.
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Intarissable sur le monde de la bière, Charlotte Bon, tout juste arrivée comme responsable de la vente directe, se retrouve propulsée en première ligne, forcée d’improviser. «Avec le confinement, les gens se sont surtout mis à boire chez eux, se rappelle-t-elle. Cela nous a aidés à développer le shop en ligne.» Le site internet de la brasserie devient un canal majeur pour écouler canettes et bouteilles, livrées par packs dans toute la France. Aujourd’hui, les habitués peuvent continuer de s’approvisionner à la source, mais avec le déconfinement sont revenues les anciennes habitudes d’achat : pour les néophytes, la découverte des bières se fait au bar ou dans un magasin spécialisé. Même si le marché est florissant, il reste «imprévisible», selon Fabrice Le Goff. A peine sorti de la crise Covid, qui a fait perdre une année de croissance à sa boîte, le secteur subit aujourd’hui celle de l’explosion des prix des matières premières, dans le sillage de l’invasion russe en Ukraine.
«Vendre au coin de la rue»
On part visiter les lieux. Un salarié s’affaire au-dessus des cuves, un nectar est en train de se créer. Au fond, d’autres immenses récipients contiennent ce qui sera mis en bouteilles dans quelques jours. Dans ce hangar qui abrite l’entreprise depuis fin 2016, l’odeur de malt prend au nez et les fûts en inox scintillent. Fabrice Le Goff raconte l’aventure qu’il partage avec son associé américain, Anthony Baraff, depuis qu’ils se sont lancés en 2011 sur le marché – à l’époque embryonnaire en France – de la bière artisanale. Les deux amis, qui travaillent dans l’informatique et la finance, désespèrent alors de l’anémique «scène craft» française et de la standardisation des goûts imposée par les poids lourds du secteur et par la grande distribution. Comme des mélomanes en quête du disque introuvable, ils écument les rares magasins spécialisés pour mettre la main sur une production confidentielle venue des Etats-Unis ou des pays nordiques. Des endroits «bien plus avancés» sur le sujet que nos contrées, où seul le terroir vinicole a droit de cité. Le Goff résume : «Je suis devenu brasseur parce que je ne trouvais pas d’IPA en France.»
La bière artisanale a depuis connu un boom économique. Les IPA (pour India Pale Ale, un type de bière à haute fermentation et à l’amertume prononcée) se trouvent désormais à la pression de tous les bars ou presque. Le nombre de microbrasseries françaises a plus que triplé, et certains brasseurs signent sans sourciller avec les majors du secteur – comme Gallia, à Pantin, racheté par Heineken en 2021. La Brasserie du Grand Paris se tient quant à elle à bonne distance de la grande distribution après une incartade infructueuse avec une chaîne de supermarchés français. «Une contorsion avec nos valeurs», regrette le patron, qui insiste sur l’importance du travail de conseil et de vente fait par les magasins spécialisés. L’implantation en Seine-Saint-Denis, «ni trop loin ni trop près de Paris», suit la même logique : produire local et «vendre au coin de la rue», en réduisant le nombre d’intermédiaires.
Sans renier les valeurs qu’elle affiche – «faire de la bonne bière» et ne pas s’interdire «d’être clivants» sur les saveurs –, la Brasserie du Grand Paris compte aujourd’hui neuf salariés qui produisent environ 5 000 hectolitres (500 000 litres) par an. Si tout se passe bien, les patrons pensent pouvoir doubler la production en continuant à se passer de la grande distribution. Ils appellent pour cela de leurs vœux une révolution des goûts, dans laquelle concurrence ne serait qu’émulation : «Le rêve, ce serait que chaque ville en France ait sa microbrasserie.»
Brasserie du Grand Paris, 103 rue Charles Michels, 93200 Saint-Denis.
Chronique «la Tireuse»
Le choix de «la Tireuse»
Une bière de la Brasserie du Grand Paris se regarde autant qu’elle se boit, les étiquettes étant si jolies que mettre une bouteille à la benne brise parfois le cœur. Là, on prend un ballon dirigeable qui nous fait penser à Jules Verne. Il chemine vraisemblablement vers le soleil, puisque cette canette d’East Coast IPA est fruitée comme pas possible. Ou comment une mousse peut être à la fois une bière de soif et tout en complexité. C’est en même temps le dessein des versions «Est», au contraire de leurs grandes sœurs de l’«Ouest», souvent bien plus fortes en amertume. Mission accomplie pour les Dionysiens. East Coast IPA de la Brasserie du Grand Paris, 3 euros la bouteille à la boutique de la brasserie, livrée en canettes dans toute la France sous peu.