C’est un de nos petits plaisirs des terrasses de bouclard quand le gris et la froidure reviennent : six huîtres et un coup de blanc. Evidemment, l’idéal serait d’aller se poser entre aminches dans la baie de Cancale en Bretagne autour d’une bourriche, une miche de seigle, du beurre salé et une quille de riesling. Ça, c’est dans nos rêves de l’Ouest, le vrai, avec la mer, le sel et l’iode en bouche. «J’ai souvent écrit que le premier homme qui a ingurgité une huître était soit courageux, soit affamé, il fut peut-être seulement curieux, après avoir observé un huîtrier pie briser une coquille et se régaler de son contenu. Toujours est-il que cet humble coquillage, qui croissait attaché au rocher, est très tôt devenu un produit de subsistance et de gourmandise», raconte Patrick Cadour dans son délicieux ouvrage Prat-Ar-Coum, l’huître des abers (éditions de l’Epure, 2019). C’est ainsi que l’on retrouve des amas de coquilles de mollusques sur les sites archéologiques, témoignant de l’appétit de nos ancêtres pour ces nourritures immobiles plus faciles à attraper qu’un poisson dans la mer.
Eau de neige
Dans l’Antiquité, les Romains raffolent des huîtres comme l’expliquent Nicole Blanc et Anne Nercessian dans la Cuisine romaine antique» (éditions Glénat, 2020). «Les tables élégantes proposaient des huîtres rafraîchies par de l’eau de neige. Il semble que l’on aimait les grosses huîtres âgées de cinq à dix ans, donc plus vieilles qu’aujourd’hui.» Les méthodes de conservation de l’époque restent sujettes à interrogation, selon les autrices : «Apicius [le plus célèbre des cuisiniers gastronomes de l’Antiquité, ndlr] recommande de les rincer au vinaigre ou bien de laver au vinaigre le vase poissé dans lequel on compte les mettre. Mais s’agit-il d’huîtres fraîches entières ? Ecaillées ? Frites ? On ne sait. Dans les fouilles d’Agde, ont été retrouvées des amphores pleines d’huîtres dont la valve supérieure a été enlevée, la valve inférieure étant sans doute gardée pour une meilleure présentation. L’eau de mer se corrompt si elle n’est pas oxygénée : c’est pourquoi on devait la vider, pour la remplacer par un liquide de conservation, comme une forte saumure, une marinade ou encore du vinaigre. Les salades de poisson cru ou à la tahitienne sont préparées selon le même principe : l’acide du citron cuit littéralement la chair en coagulant la protéine. Mais par-dessus tout, on aimait les huîtres fraîches. Les mari poma – l’expression «fruit de mer» a été créée dans l’Antiquité - étaient en général servies à la gustatio, au début du repas.»
Cardamome
Au Moyen-Age, le Ménagier de Paris, livre manuscrit d’économie domestique et culinaire rédigé au XIVᵉ siècle propose, un «civet d’oïttres» dont la recette est détaillée par Jeanne Bourin dans Cuisine médiévale pour tables d’aujourd’hui (éditions Flammarion, 2010). On les parfume au poivre de Cayenne, au clou de girofle et à la cardamome. Plus tard les têtes couronnées comme Henri IV et Louis XIV s’empiffrent d’huîtres tout comme Marie-Antoinette qui se régale de mollusques affinés dans un parc marin à Etretat.
Aphrodisiaque
On l’aura compris, l’engouement pour l’huître ne s’est jamais démenti au fil des siècles au point de provoquer des pénuries et d’instaurer des réglementations pour protéger la ressource. C’est ainsi qu’en 1759, Louis XV imposa la restriction du «colportage et de la vente» pendant une période allant du 1er avril au 31 octobre, raconte Patrick Cadour Prat-Ar-Coum, l’huître des abers «à la fois pour des raisons sanitaires (les huîtres sont plus vulnérables à la saison chaude), et pour limiter leur consommation au moment de la reproduction». Pour le grand spécialiste de la cuisine de la mer, «la consommation massive des huîtres aurait un fondement sexuel ; elle est depuis toujours considérée comme aphrodisiaque, écrit-il dans Récits et recettes du ressac, la pêche à pied (éditions de l’Epure, 2019). Certes, les hommes ont tendance à transposer dans n’importe quel coquillage la représentation du sexe féminin, et cela même dans la très pieuse coquille Saint-Jacques, d’où Botticelli fait naître sa Vénus : il n’en demeure pas moins qu’il y a un fondement scientifique : l’huître est une source d’oligo-éléments, dont le zinc et le sélénium, qui contribuent à la production de la testostérone.»
Crépinettes
Reste une question quasi existentielle : comment assaisonner l’huître ? Les Charentais l’accompagnent de vinaigre dans lequel ils hachent une échalote grise mais aussi de charcuteries. «Les Bordelais l’accompagnent de crépinettes, et certains ne détestent pas les poivrer. Outre-Atlantique, quelques gouttes de sauce pimentée sont bienvenues, raconte Patrick Cadour. Je suis dans le camp des puristes, mais non militant. Il faut toujours goûter les huîtres crues en n’y ajoutant rien, afin de percevoir les saveurs intrinsèques à tel ou tel littoral, voire même telle partie d’une côte. Il y a des terroirs d’huîtres, comme il y en a pour les lentilles ou le raisin. Après, mangez comme vous aimez…»
La recette de Patrick Cadour
Tentez donc la fameuse recette d’huîtres baptisée «les Anges à cheval» de Patrick Cadour. Il détaille : «L’intitulé de cette recette est la traduction littérale de l’anglais “Angels on horseback”, puisque cette recette est d’outre-Manche. Elle consiste à rouler les huîtres décoquillées dans une fine tranche de bacon tenue par un pique, et de griller le tout. On pratique la même chose en France, mais avec des pruneaux et du lard. Ici, j’utilise de fines tranches de ventrèche plutôt grasse que je badigeonne légèrement d’un tartare d’algue au citron et à l’échalote. Il faut ensuite enrouler chaque huître, sans excès de ventrèche, le tartare d’algue vers l’intérieur. Ensuite, je les enfile par trois sur des brochettes de bois, et je les passe rapidement à la braise (ou au four), le temps que la ventrèche soit raidie.»