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Tu mitonnes

Le potiron, ventre de vie

Tu mitonnes !dossier
Chaque jeudi, passage en cuisine et réveil des papilles. Aujourd’hui, une crème de potiron aux châtaignes signée Alain Ducasse.
La recette de «crème de potiron aux châtaignes» d'Alain Ducasse. (Emmanuel Pierrot/Libération)
par Jacky Durand et GIF Emmanuel Pierrot
publié le 26 octobre 2023 à 12h12

Cette nuit, Marie a saigné. Elle a dit que ce n’était rien, tentant de masquer la douleur de son ventre dur par un doux sourire. Mais à l’aube, le sang est revenu et Marie a ressenti des contractions. Marius est aux cent coups. Il n’a qu’elle au monde et Juliette qui dort encore. Il enfile sa vieille capote militaire et part sous une pluie battante et froide au bourg. Le docteur Pinchot est en train de lire son journal dans les volutes de sa bouffarde en sirotant une tasse de café. Il lève ses gros yeux sur Marius quand il a terminé son récit. «Je viens tout de suite, dit-il. Vous montez avec moi.» Le médecin de campagne a troqué son cabriolet hippomobile contre la première auto du canton.

Père Noël

Quand ils arrivent, ils trouvent Marie en train de me poser, moi la cocotte en fonte noire, sur la cuisinière où le feu du foyard ronfle. Juliette, 5 ans, est accrochée aux jupes de sa mère. Depuis qu’elle sait qu’elle va avoir un petit frère ou une petite sœur quand le père Noël passera par la cheminée de la maisonnette, elle ne quitte pas Marie d’une semelle de galoche. Comme son père, elle voudrait un petit frère. Ils joueraient dans la hutte en osier que Marius a construite au fond du jardin. A travers le feuillage des ramures tressées, ils regarderaient passer la toute nouvelle locomotive à vapeur 241 A du PLM (Paris-Lyon-Méditerranée). Elle le gronderait et lui tiendrait la main quand il s’approcherait trop près de la voie ferrée. Ils sentiraient l’odeur de créosote imprégnant les traverses de bois. Un jour, Marius a assis Juliette dans l’herbe en contrebas du ballast, il lui a dit de ne surtout pas bouger. Il lui a montré le sou qu’il allait déposer sur le rail. Quand le train est passé, Juliette a crié que le sou était perdu. Son père a souri. Le dernier wagon était déjà loin quand Marius a montré à sa fille le sou écrasé. Juliette voudrait être grande pour faire la même chose avec son petit frère.

Scarlatine

Moi, la cocotte, j’attends mon frichti à venir sous l’œil noir du docteur Pinchot. Il grogne dans sa moustache jaunie par le tabac : «Marie, tu retournes tout de suite te recoucher. Je vais t’examiner.» Il tutoie toutes les femmes et les hommes qu’il a vus naître et grandir au pays. Il a une affection particulière pour Marie qu’il a sauvée enfant d’une scarlatine (en 2023, il n’existe toujours pas de vaccin contre cette maladie) qui aurait pu la tuer. La porte de la chambre se referme. Marius m’éloigne de la cuisinière. Il s’assoit à la grande table de bois et prend Juliette sur ses genoux. Ils feuillettent l’almanach que le colporteur apporte tous les ans. Marius brode sur les pages des histoires à dormir debout.

Quand la porte de la chambre s’ouvre, il lui parle d’une contrée lointaine appelée Tonkin peuplée de tigres et d’éléphants. «Venez», fait le docteur Pinchot. Marius s’avance jusqu’au chevet de Juliette qui le regarde en silence, les yeux embués. «Il faut que votre femme reste couchée jusqu’à son terme sinon elle risque d’accoucher trop tôt et de donner naissance à un enfant prématuré», explique le médecin. Marius approuve d’un hochement de tête. Sa femme tente de protester mais le docteur Pinchot l’arrête vertement : «Tu veux un bébé en bonne santé ou pas ?» Marie soupire : «Mais qui va s’occuper de Juliette, de la maison et de la barrière du passage à niveau ?» Marius lui prend la main : «Je vais voir avec le chef de district. Et puis, on n’est pas tout seul. Ta mère est si contente de savoir qu’elle va être à nouveau grand-mère. Il y a aussi nos voisins de la Ponette. Et puis moi, j’ai pas les deux pieds dans le même sabot ?» Marie esquisse un timide sourire : «Puisque tu le dis.»

Rata

Le médecin est reparti dans sa voiture pétaradante. Il a dit qu’on pouvait le faire venir de jour comme de nuit s’il y avait de nouveaux saignements. Marie veut s’asseoir, empêchée par Marius : «J’étais en train de préparer une soupe de potiron.» «Eh bien, je vais la faire», assure Marius. «Tu sauras ?» «Qu’est-ce que tu crois ? Pendant la guerre, les copains étaient bien contents quand je leur préparais un bon rata. Ça changeait de la merde de la roulante.»

Boule orange

Marius entraîne Juliette dans l’appentis où il a disposé les potirons en hauteur sur des planches recouvertes de paille. On prend laquelle demande-t-il à la petite fille. Juliette désigne la plus grosse. «Pas celle-là, ça fait trop pour une soupe.» Juliette hausse les épaules en se renfrognant. Son père lui montre une jolie boule orange. «Tu te rappelles quand on l’a plantée après les dernières gelées.» Juliette fait oui de la tête. Dans sa petite main, il y avait trois graines qu’elle avait semées en poquet dans la terre. Pour donner la vie.

La recette d’Alain Ducasse

On vous a déniché une recette de «crème de potiron aux châtaignes» dans Nature, simple, sain et bon du chef multi-étoilé Alain Ducasse avec Christophe Saintagne et Paule Neyrat (1). Pour quatre personnes, il vous faut un potiron de 1,8 kg environ ; 300 g de châtaignes cuites en bocal ou sous vide ; une tranche de 10 g de lard fumé ; 1 litre de babeurre ou de lait battu ou de lait ribot ; 1 gousse d’ail ; 3 g de cardamome en poudre ; ¼ de bouquet de persil ; de l’huile d’olive ; du sel et du poivre du moulin.

Coupez le potiron en plusieurs quartiers, puis retirez l’écorce avec un grand couteau bien aiguisé. Eliminez toutes les graines et taillez la chair en petits cubes. Faites revenir la tranche de lard dans une cocotte avec une goutte d’huile d’olive jusqu’à ce qu’elle soit colorée. Ajoutez les cubes de potiron, salez-les et faites-les suer pendant dix minutes en mélangeant. Versez alors le babeurre, ajoutez la gousse d’ail en chemise, et à feu doux, laissez cuire pendant dix minutes. Retirez la peau de la gousse d’ail. Avec un mixeur plongeant, mixez bien la soupe jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement lisse et homogène. Lavez, essorez, effeuillez et ciselez le persil. Coupez les châtaignes en deux morceaux. Chauffez une poêle avec un filet d’huile d’olive et faites-les suer pendant cinq minutes environ. Débarrassez-les dans un plat au chaud. Vérifiez la chaleur et l’assaisonnement de la crème de potiron. Ajoutez la cardamome et mélangez. Répartissez les châtaignes dans les assiettes et parsemez de persil ciselé. Versez la crème de potiron dessus. Servez tout de suite.

(1) Alain Ducasse édition, 2015, 35 euros.