«Des femmes nous disent qu’elles préfèrent se priver elles, et parfois ne pas manger, pour que leurs enfants n’en souffrent pas trop.» Elle est terrible, la phrase de Jean Merckaert, directeur action plaidoyer France Europe au Secours catholique parue le 14 novembre dans Libération à l’occasion de la publication du rapport annuel de l’association.
Hasard du calendrier, ce triste constat résonne avec les conclusions de l’association Vrac (Vers un réseau d’achat en commun) qui depuis dix ans s’emploie à fournir des produits de qualité, bio ou durables, à des prix abordables dans les zones défavorisées, principalement en ville mais aussi à la campagne. Entre avril et octobre de cette année, Vrac a mené l’enquête auprès de ses adhérents à Paris, dans les Hauts-de-France, à Marseille, etc., à travers un questionnaire (494 réponses), des ateliers de concertation (71 adhérents) et des entretiens réalisés dans la rue. Et la piqûre de rappel est de plus en plus douloureuse : oui, la bouffe a toujours été une préoccupation majeure pour les plus pauvres mais elle est de plus en plus une variable d’ajustement, incompatible avec l’attente pour la qualité des adhérents de Vrac dans un contexte d’inflation forte et plus particulièrement sur l’alimentation (+ 12,7 %) en un an.
«Je trouve des combines pour la viande»
C’est la double peine : 56,8 % des personnes interrogées ne peuvent pas acheter les produits alimentaires qu’elles souhaitent et elles mangent tant bien que mal. Les paroles recueillies par Vrac sont éloquentes : Karim, des Lillas (Marseille), explique : «Tout a augmenté mais les salaires pas suffisamment par rapport au pouvoir d’achat. On se prive de fromage, viande et charcuterie pour payer les charges. C’est devenu un luxe, il faut bien faire un choix. Et pour se soigner…» Abdenour, 60 ans, raconte : «Pour acheter du poisson je compare pendant un mois les prix pour acheter quand c’est moins cher… et finalement j’achète à la fin 500 g de poisson.» Chris, 51 ans, de Rillieux-la-Pape, dans la banlieue de Lyon, se décrit comme «madame Prix» : «Bien manger c’est la galère. Je suis au RSA. Je trouve des combines pour la viande avec barquette de courte péremption à 1 euro mais ça n’existe plus. Il y a certaines choses que j’achète chez Aldi, d’autres chez Inter, d’autres chez Lidl même pour gagner 50 centimes.».
Autre enseignement majeur de l’enquête de VRAC : 15 % des adhérents ne peuvent pas se rendre en transports en commun ou à pied dans leurs lieux d’approvisionnement et ils déplorent l’absence de produits adaptés à leur alimentation sur leurs territoires : «J’aimerais un marché avec des produits exotiques (plantain…) et des produits frais comme du poisson», dit Thalie, 30 ans, de Villeneuve-d’Ascq (Nord). Henry de Paris raconte : «Je mets une heure pour aller dans un autre quartier acheter des produits frais.» Au sein même de leurs lieux d’achat, les personnes interrogées sont préoccupées par la qualité des produits, leur provenance, les risques sur la santé des additifs. «Je suis inquiète des conséquences des produits achetés en grande surface sur ma santé», confie une adhérente de Bordeaux. A Marseille, Sabrina constate : «Au marché, on achète des produits pas chers mais avec une hygiène qui laisse à désirer (fromages au soleil, produits périmés, ventes illégales).»
«Je dois aller dans trop d’endroits différents»
Quand l’offre du quartier n’est pas satisfaisante, les transports en commun peuvent permettre d’y pallier. Mais au contraire, un quartier enclavé constitue une double peine pour les adhérents déjà en situation de précarité. «Je dois aller dans trop d’endroits différents et éloignés les uns des autres pour trouver ce que je veux et je suis obligé de sortir de mon quartier», raconte Josiane (1) de Montpellier qui doit se rendre dans six commerces ou plus pour s’approvisionner. Toujours à Montpellier, Farah rêve d’«une petite épicerie de quartier où je pourrais m’arrêter en rentrant du travail et que je pourrais rejoindre à pied sans prendre le tram ou la voiture et qui rendrait des services de proximité comme à la campagne».
Les habitants des quartiers populaires partagent les mêmes rêves de part et d’autre des périph : des commerces de bouche de qualité, des épiceries et des marchés avec des produits bio et locaux, une plus grande solidarité avec le monde paysan, des lieux de cuisine et de restauration partagés… Mais reste une évidence implacable pour Vrac : «Le sentiment d’une alimentation à deux vitesses s’exacerbe : les personnes les plus aisées ont les moyens et la possibilité géographique d’accéder à des produits frais, locaux de bonne conservation… tandis que les plus pauvres ont le choix entre se déplacer loin de chez elles pour y accéder ou choisir par défaut des produits d’une qualité significativement moindres et indignes.»
(1) Le prénom a été modifié.