Les a-t-on vraiment vécus ces deux gueuletons récents dans les Hautes Vosges ? On régurgite le réel et on rumine le rêve à l’heure de ces lignes. Les repas de montagne sont délicieusement paradoxaux : ils sont autant des menus de nécessité quand on dévore le comté et la morteau après avoir gravi la Dôle (1 677 mètres) dans les monts du Jura que des festins de songes quand on s’émerveille devant le cabillaud à la racine de gentiane du chef haut-savoyard Marc Veyrat, défricheur sans limites de la cuisine des plantes sauvages depuis quarante ans. Peut-être, plus qu’ailleurs, il y a dans les cuisines des alpages une symbiose entre les goûts et les paysages qui inspire tant le cuisinier doublement étoilé Jean Sulpice à Talloires (Haute-Savoie) quand il sublime la féra dans son environnement naturel cuite avec l’eau et les galets du lac d’Annecy et servie avec un beurre au sapin.
Ce soir, on laisse monter doucement la faim en retrouvant les Hautes Vosges. Avec au premier plan, la silhouette décharnée d’un pommier couvert de lichens gris-vert. Derrière, un rideau de brumes descend doucement des crêtes sombres vers le fond de la vallée où l’on a fait le plein de pépites pour les papilles et de munitions pour l’estomac : saucisson de sanglier, pâtés lorrains, lard paysan, naveline (choucroute de navets) et ces gourmandises fumées que sont les gendarmes, minces saucisses à base de gras de bœuf et de gras de porc, à la chair très ferme et à la peau craquante sous la dent. On prend le chemin d’un lieu qui aurait pu être le «domaine perdu» du Grand Meaulnes, le roman d’Alain-Fournier (1886-1914) publié en 1913.
Noces réjouissantes
Imaginez-vous vous faufilant dans un chemin où les gouttes de pluie froides font des guirlandes d’argent sur les branches dénudées. Notre hôte est un maître du feu, du fer et du bois. Tour à tour forgeron, bûcheron, charpentier et éleveur d’alpagas, il a aussi tâté du guide de haute montagne et été moniteur de ski. On veut l’imaginer ermite alors que sa porte est toujours ouverte. Mais on n’est jamais aussi bien entourés que par les grands solitaires tant leurs silences sont gorgés de pensées pour les autres. Il a dressé la table dans une thébaïde mi-yourte, mi-hutte qu’il a construite avec des épicéas vosgiens taillés de ses mains. Le toit végétalisé est un jardin d’herbes folles où viennent nicher le rougequeue, la mésange et le merle. Il aime quand le vent vient chanter entre les interstices des rondins de bois.
Le couvercle de la cocotte dévoile une soupe qui fut le cauchemar de notre enfance : la poireau-pommes de terre vite bâclée par la daronne. Ce soir, ce sont les noces réjouissantes de la verdure et du féculent par la grâce de l’ami Manu. Il l’a préparée avec des jeunes poireaux et une variété de pommes de terre africaine qu’il a plantées dans son jardin vosgien le 20 juin et récolté le 12 novembre. Cette patate-là donne une onctuosité incomparable à la soupe que l’on relève avec quelques brins de coriandre qui poussent encore à 700 mètres d’altitude. On lape au passage une cuillère de mondialisation et de changement climatique. Le maître du lieu reprend de la soupe avec gourmandise. «Je me laisse souvent inviter chez moi», dit-il alors que l’on tranche le feuilleté des pâtés lorrains qu’embaument les trompettes de la mort, ces merveilles de champignons qui jouent la partition de la fin de l’automne. Les recettes de montagne aiment marier la pâte avec tout ce que la nature peut offrir et l’homme confectionner avec : les myrtilles, la tomme, les blettes…
Premières flammes
On se perd dans un cliché de la Panthère des neiges du photographe vosgien Vincent Munier tandis que de fines tranches de lard grillottent sur le gros poêle noir. On s’en délecte avec des patates en robe des champs et un fieffé munster qui a dû faire le chemin de Compostelle tant il pourrait être le patriarche de l’affinage. Puis le temps semble suspendu quand le «maître du feu, du fer et du bois» nous entraîne dans son caravansérail alpestre où le seul enjeu de tout ce qu’il a façonné est la beauté de la nature. Comme cette cabane perchée sur un chêne et un hêtre où le coin cuisine est adossé à l’écorce d’un arbre alors que le lierre court au-dessus du réchaud à gaz. En contrebas, l’eau de source grelotte dans un puits tandis que l’on découvre deux petits étangs où des carpes koï et des esturgeons ondulent en se rapprochant de la lumière de la lampe torche. Plus haut, notre hôte a construit une serre telle une soucoupe volante où l’on grappille des tomates cerises qui sont comme des bonbons tellement elles sont sucrées. Les plants comme ceux des aubergines fleurissent encore au 19 novembre. Difficile de quitter ce «domaine perdu» même après la tarte au flan praliné noix de pécan et le café.
Le lendemain, on va se perdre dans un autre bout du monde. A 1 000 mètres d’altitude, une maisonnette centenaire posée au bord des eaux noires d’un étang. Vite, allumez le feu dans l’antique petite cuisinière verte : une page de journal froissée, des brindilles et les fibres du petit bois que l’on fend à la hache. Ça chante, ça crépite, les premières flammes jaunes éclairent la pénombre. On est venu avec celui que l’on appellera le «cueilleur des bois de cerf». De février à la fin du printemps, des Vosges à la Lozère, il arpente les forêts pour recueillir précieusement les organes osseux que les cerfs mâles perdent chaque année. Il est intarissable sur le cycle de vie de ces animaux sauvages en vous décrivant les bois d’un même cerf à 4 ans, 5 ans, 6 ans, 8 ans, 9 ans.
Quand il «ne passe pas sa vie dans la forêt», il cultive une flopée de légumes dans son jardin – avec «juste de l’eau et du fumier» – comme les choux chinois dont on s’est déjà régalés avec les pâtés lorrains de la veille. Il nous fait aussi goûter ses petits kiwis et ses framboises qui s’épanouissent insolemment à la fin de l’automne. A l’âge de 3 ans, il tenait dans sa main sa première grenouille rousse au bord de l’étang aux eaux noires, raconte-t-il en coupant les pigeonneaux sauvages qu’il a apportés. Il aime la cuisine de nature qui ne travestit pas les goûts. On fait suer un peu de lard et d’oignon dans la grande cocotte bleue posée sur la cuisinière. Sur ce lit aromatique, on dépose les pigeonneaux juste assaisonnés avec du sel et du poivre blanc de Penja (Cameroun), on couvre et on laisse chantonner doucement l’ensemble sur la fonte.
Fugue forestière
A côté, ce monument gustatif qu’est l’andouille du Val-d’Ajol cuit tranquillement à l’eau. Il est temps de préparer les kneffes, ces pâtes vosgiennes aussi humbles qu’addictives. De la farine, des œufs, du sel, de l’eau et voilà une pâte que l’on passe à travers une sorte de râpe et qui ressort en gouttes filantes que l’on poche dans l’eau parfumée par l’andouille. Cette dernière cuite, on la découpe en rondelles que l’on fait dorer au beurre avant d’y ajouter les kneffes. Le «cueilleur de bois de cerf» revient de l’étang où il a taquiné sans succès la truite mais débusqué un cèpe, qui émincé, va ensorceler le jus des pigeonneaux. On s’attable non sans avoir picoré le saucisson de sanglier et un autre à l’ail. Le repas est une fugue forestière gourmande où la conversation roule entre les souvenirs d’enfance en montagne, le foirage de la COP27 et la cuisine de la nature qui est si chère à notre tablée. De son potager, le cueilleur extrait sa nourriture pour le corps mais aussi l’esprit : «Quand tu as une bêche, une pioche en main, tu fais travailler tes muscles mais aussi ton humilité. Quand tu as les genoux dans la terre, tu cultives ton respect pour la nature.»
On fait la vaisselle dans le torrent qui dévale en dessous de l’étang. Juste de l’eau pure et des feuilles fauves de hêtre en guise d’éponge. L’obscurité et la froidure nous enveloppent progressivement. Entre chien et loup, la première neige de la saison se met à tomber en flocons qui vont grandissant. Elle ne tiendra pas mais le souvenir de ces deux jours de gueuletons vosgiens lui est déjà accroché à notre mémoire.