24 décembre 1966, Alep en Syrie : Noha Baz, 4 ans, s’apprête à fêter Noël mais elle ne sait pas encore que ce sera son dernier dans sa ville natale. Avant le départ en 1967 au Liban qu’elle racontera plus tard dans la Nuit de la pistache, Alep, souvenirs et gourmandises (1). Elle n’accompagnera plus son grand-père au souk où il prend son petit-déjeuner autour d’un plat de fèves, «le foul à l’Aleppine». Elle ne verra plus la neige tomber dans le jardin de la grande et belle maison en pierres sculptée du quartier al-Aziziya. «Munis de grandes cuillères en bois, nous remplissons nos petits bols de flocons avec interdiction de les tasser, raconte Noha Baz. Nous revenons ensuite en procession vers les cuisines et là, le rituel est toujours le même. Dans les petits bols, une grande rasade de mélasse de raisin parfumée d’eau de rose est versée. Nous laissons fondre lentement le mélange en faisant éclater doucement les saveurs des cristaux sucrés. La langue anesthésiée et rougie de plaisir, nous sommes ensuite sommés d’avaler un thé à la cannelle qui clôture cette petite récréation buissonnière.»
Mosaïque de couleurs
Ce réveillon 1966, le sapin est encore plus majestueux que d’habitude : «Il remplit presque les quatre mètres de hauteur de plafond et, décoré de bâtons de cannelle et de mandarine, ses senteurs embaument toute la maison.» Comme si les adultes, qui savent que l’exil est proche, voulaient faire du dernier Noël à Alep le plus beau pour leurs enfants. Avant de quitter cette Syrie où Noha Baz est née dans la grande bourgeoisie chrétienne, archi cultivée et voyageuse. Père ingénieur bâtisseur de barrages, de mosquées, d’églises mais ultra-laïc, haïssant le confessionnalisme. Il refuse aussi d’adhérer au parti Baas du dictateur Hafez al-Assad qui poste ses barbouzes autour de la maison familiale.
Qu’importe, ce soir, la cinquantaine d’invité(es) arrive autour de 18 heures dans un joyeux brouhaha d’où émergent des airs Casse-noisette et de la Symphonie des jouets. Il y a aussi le parfum du vin chaud. Le consul de France est venu en voisin, il y a aussi le maire d’Alep sunnite, des convives juifs. «Pour mon père, inclure les amis des autres confessions était essentiel», se souvient Noha Baz. La table de Noël est le reflet de la mosaïque de saveurs et de couleurs qu’est la cuisine levantine. Il y a les feuilletés au zaatar, ce mélange d’épices qui fait partie de l’âme culinaire du Levant avec les kebbés (sorte de boulettes à la viande et au boulgour aux variantes infinies) à la mélasse de grenade. Puis le plat principal, l’ouzi de volaille débarque sur son lit d’épeautre. Il raconte les saisons avec les pistaches vertes pour le printemps, la grenade pour l’été, la noix et le coing pour l’automne. A 23 heures, les enfants sont priés d’aller se coucher après la débauche du buffet de desserts dont les karabiges, des biscuits aux noix nappés de natef (une crème issue de racine de saponaire) et parfumés de cannelle. Le lendemain, au petit matin, après le déballage des cadeaux, les petits prennent leur premier sahlab, un lait parfumé à la poudre de bulbe d’orchidée bleue typique de la Turquie et de la Syrie du nord et accompagné de brioches de Noël.
Extraordinaire dualité
Noha Baz nous a raconté ce Noël dans son antre parisien rempli d’épices où elle cuisine et écrit. A deux pas de l’hôpital Necker-Enfants où les nuits de garde, cette pédiatre régale les équipes de tapenade de noix à la mélasse. A Beyrouth, elle soigne avec son mari ophtalmologue les enfants les plus pauvres dans le cadre de son association Les petits soleils. Cette femme aux mille vies dans vingt-quatre heures a écrit deux thèses qui résument son extraordinaire dualité : une de médecine sur l’indicible mort subite du nourrisson, une autre dans le cadre des hautes études du goût et de gastronomie de l’université de Reims sur comment le goût vient aux enfants. Elle dit : «La nourriture restaure et complète mon métier de médecin.»