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Gastronomie

Philippe Mille: «Je fais ma cuisine avec, inconsciemment, le champagne en tête»

Petit-fils de paysans, le chef du restaurant deux-étoiles du domaine les Crayères est un amoureux du terroir et des échanges avec les producteurs et artisans locaux.
Philippe Mille, chef du restaurant du domaine les Crayères, à Reims, le 2 décembre. (Roberto Frankenberg/Libération)
publié le 18 décembre 2021 à 5h24

A 46 ans, dont plus de trente passés derrière les fourneaux, Philippe Mille, qui officie au domaine Les Crayères (1), à Reims (Marne), a déjà décroché deux étoiles Michelin. De ses racines paysannes à ses liens avec les producteurs et artisans, de sa philosophie en cuisine à ses influences gastronomiques, il a reçu Libération pour évoquer son parcours et ses valeurs.

C’était évident pour vous de vous destiner au métier de la nourriture ?

J’ai toujours voulu faire ça ! Alors, je ne vais pas faire le énième chef qui évoque sa grand-mère, mais quand même, la proximité que j’ai eue avec les produits dans mon enfance, parce que [dans ma famille] ils avaient tous des fermes…

Vos grands-parents étaient paysans ?

Oui, les grands-parents, les tantes… Ils faisaient tout : vaches, cochons, moutons, potagers, vergers… Du coup, j’ai toujours été baigné dans cette culture du produit. Quand on cuisinait, c’était simple mais c’était issu de la ferme, on allait chercher les produits dans la terre et on les cuisinait direct. C’était des grosses fermes, avec les murs enduits de chaux, qui conservent les odeurs de la cuisine précédente…

De quels plats en particulier gardez-vous le souvenir ?

On était dans la Sarthe, donc il y avait beaucoup de volailles, de cochons, c’était les volailles rôties, les volailles pochées, les poules au pot… On allumait la cuisinière, et juste avant de l’éteindre on mettait la volaille sur le fourneau et on laissait comme ça toute la nuit. Maintenant on parle de cuisine sous vide, mais en fait ce n’est ni plus ni moins que cela : une cuisine basse température qui cuit longtemps.

Il y avait une telle inertie sur la fonte que ça frémissait gentiment au début, puis ça refroidissait. Le lendemain, il n’y avait plus qu’à réalimenter un peu le feu et c’était parti. Soit on égouttait la volaille et on la passait au four, elle avait pris le goût du bouillon de carottes, de poireaux – enfin ce qui traînait dans le potager –, elle était moelleuse puis on la rôtissait au dernier moment. Soit on remettait un petit coup de bouillon et on la mangeait comme ça. Surtout, c’était des plats de partage, chacun se servait. Les grands-mères, les tantes étaient aussi dans les champs, c’est pour ça qu’on faisait ce genre de plat, à préparer la veille, et qu’après l’avoir posé sur la table, tout le monde se démerdait.

Chez vous, qui cuisinait ? Et alliez-vous au restaurant ?

Ma mère faisait plutôt les pâtisseries et mon père le reste. Lui, c’était des tripes, de la langue de bœuf, elle, c’était du riz au lait, des crèmes caramel… Tout était fait maison, on n’allait pas au restaurant, jamais. Plus tard, j’ai économisé pour me faire un restaurant étoilé et, par hasard, c’était ici [au domaine les Crayères, ndlr] ! C’était top. Je me rappelle avoir mangé le pigeon en croûte avec du foie gras, du chou et une sauce à base de truffe ; et en entrée un saumon fumé minute avec une crème au fenouil. Pour moi, c’était la première fois que j’allais dans un étoilé, donc j’étais émerveillé. Comme un gamin.

Ça vous a conforté dans votre envie de faire ce métier ?

Oui, oui. De toute façon, la cuisine, j’ai toujours voulu faire ça. Si ça n’avait pas été possible, j’aurais fait de la menuiserie. Quelque chose de manuel, sur la transformation… C’est drôle car quand j’ai commencé mon CAP cuisine, j’étais en stage dans un beau restaurant de la Sarthe et, au bout de quinze jours, mes parents ont été convoqués et on leur a dit que je n’étais pas fait pour ça. C’était la déception totale. On m’a viré, j’étais sur ma mobylette et je ne voyais même plus à travers la visière tellement je chialais !

Mes parents, qui étaient ferronnier-forgeron puis conducteur de train pour mon père et cheffe aide-soignante pour ma mère, m’ont encouragé à continuer. C’est important d’être bien entouré. Donc, je me suis orienté vers un CAP pâtisserie, il y avait un côté artistique que j’avais envie de voir. J’aimais ça, mais je trouvais aussi ça trop répétitif, j’avais besoin de m’exprimer un peu plus.

Dans votre premier livre (2), vous mettiez en avant les producteurs, dans votre dernier (3), les métiers manuels. Ce n’est pas courant chez les chefs de pousser les autres. C’est dans votre caractère ?

Oui, bien sûr. Chacun son caractère, sa philosophie. Tout seul, on ne peut rien faire, moi, je dis toujours : l’assiette, il n’y a pas que le cuisinier qui est dessus, il y a les producteurs, les équipes en amont et ça continue derrière, avec les artisans d’art, avec les maisons de champagne. C’est un ensemble : le plaisir de la table réunit beaucoup de gens. J’ai toujours été intéressé par l’art et l’artisanat d’art. Je ne voulais pas faire un énième livre de chef avec ses recettes, je voulais vraiment raconter une histoire en incluant d’autres personnes.

Vous avez le temps de sortir de votre cuisine, pour aller voir tous ces gens ?

Pour ça, le Covid m’a aidé. L’idée de ce livre date d’il y a sept ans, mais je n’avais jamais eu le temps de le faire. Là, ça m’a pris un an, de bout en bout. Reims, c’est une ville magique, avec son architecture, son histoire, qu’on peut retrouver dans le livre. D’ailleurs, on parlait de forge tout à l’heure : quand je suis arrivé pour signer mon contrat ici, la première chose que j’ai vue en entrant dans la cuisine, c’était une lyonnaise, un genre de barbecue qui ressemble à une forge. Deux, trois ans après, j’ai recréé un plat par rapport à ça, avec des pommes de terre en croûte de sel cuites directement dans la braise, comme si on mettait un morceau de métal pour le forger. Elles en sortent toutes noires, ça donne un léger fumé. On prédécoupe la croûte et on termine en salle. Ce travail-là est très important : ici, 90 % des plats sont finis en salle. Il faut valoriser les métiers de salle, ils permettent de continuer l’histoire. Ça ne veut pas dire que ça dénature mes plats, au contraire. Je pense toujours à la mise en scène en les créant. C’est un vrai travail d’équipe.

Vos clients viennent-ils chercher aussi un peu de spectacle ?

Oui, mais un spectacle, ça doit être une vérité. On ne raconte pas n’importe quoi. Par exemple, sur la traçabilité des produits : ici, je ne vais pas trouver de mangue ou de citron, donc je ne vais pas dire que je suis en 100 % local. On organise d’ailleurs, chaque fin septembre, un marché de producteurs autour du potager. C’est une belle démarche, mais surtout une vraie démarche. Ici, j’ai retrouvé mes racines agricoles, paysannes, ce que je n’ai pas trouvé à Paris, où tout passe par Rungis. Si quelqu’un me propose un produit d’ici, ça m’intéresse de le travailler. Au-delà du champagne, il y a du très beau sarrasin, du safran… Tout le monde en fait un peu partout maintenant. Moi, c’est une dame de Mourmelon qui est venue me voir il y a dix ans de ça, c’était une secrétaire de l’armée qui avait planté quelques pousses sur un terrain. Je les lui ai achetées en l’encourageant à replanter, et aujourd’hui elle m’en vend 800 grammes par an. On a l’impression que dans les Ardennes, il n’y a pas de soleil, mais heureusement que les fleurs poussent partout !

Vous dites que les producteurs influencent votre travail, l’inverse est-il vrai ?

Oui, et c’est ça qui est important dans le fait d’avoir des producteurs locaux : avoir une proximité, un échange, dans les deux sens. Ils viennent goûter leur produit, ils comprennent ce que je fais et me disent ce qu’ils peuvent faire ou pas. Comme je suis petit-fils d’agriculteurs, on parle le même langage. Mon éleveur d’agneaux, au départ, faisait des agneaux au goût assez typé. Comme ici on a une clientèle étrangère, c’est un peu fort pour elle. Donc, au départ je lui ai pris des bêtes de 10 kg, des petits agneaux de lait. Il n’avait pas cette culture, il me dit : «Mais vous allez manger quoi, là-dedans ?» C’est le réflexe paysan. Je lui ai fait goûter, ça n’avait pas le goût de l’agneau comme lui l’entendait, il a trouvé ça fin. La saison d’après, on en a fait davantage. Et maintenant, les trois quarts de sa production, ce sont des petits agneaux : au marché, il ne vend quasiment que ça ! Après, je m’adapte et je ne demande pas aux gens de travailler à contrecœur : je connais les limites des uns et des autres. Et parfois ils n’ont pas tort !

Est-ce qu’un producteur ou un artisan vous a déjà dit, justement, «ça, non, ça ne marchera pas» ?

Oui, par exemple sur les mini-légumes : les carottes, les betteraves, ça fonctionne. Mais pas le mini-navet, qui n’a pas assez de goût. On ne retrouve pas suffisamment le produit. Donc le producteur m’a orienté vers un compromis : je n’ai pas pris les très gros, que je trouve puissants et amers, mais des moyens. Et il avait raison.

C’est comme le pain : à Reims, on a un vice-champion du monde, Nabil Sbaï. Au départ, je lui avais demandé des pains individuels, c’était à la mode à l’époque et c’était ma première place de chef, donc je voulais mon pain aux tomates, mon pain aux olives… Il l’a fait, mais il m’a dit : «Voilà, c’est ce que vous vouliez, mais je vais vous apporter d’autres pains à côté, on va goûter ensemble.» Il avait raison : le petit pain qui va cuire vingt minutes au four ou la grosse miche qui va cuire quasiment une heure, tout doucement, ça n’a pas le même goût. C’est comme une volaille qui va cuire entière sur la carcasse et un émincé juste poêlé, ça n’a pas le même goût. Au bout de six mois, j’ai dit : «Allez, tu as raison, on change et on va sur les grosses miches qu’on va découper en salle.» On a un vrai goût de pain, une vraie croûte.

Arrivé à Reims, vous vous êtes dit quoi : «Je vais cuisiner avec du champagne», ou bien «je vais cuisiner des plats qui pourront être accompagnés de champagne» ?

C’était plus compliqué que ça : au départ je suis arrivé avec mes idées bien précises, je veux faire ci, je veux faire ça, sauf que j’avais oublié qu’il y avait le champagne, quoi ! Comme 80 % des Français, je ne connaissais pas le champagne. J’ai pris une claque. Pendant deux ans, j’ai visité des maisons de champagne, des producteurs, j’ai goûté etc. Au début, j’avais l’impression d’être une marionnette face au sommelier, donc j’avais besoin de comprendre, pour adapter ma cuisine. Aujourd’hui, je fais ma cuisine avec, inconsciemment, le champagne en tête. C’est intégré. C’est pas seulement l’accord mets et champagnes, c’est le terroir, les sarments, les cépages, les sols crayeux…

Là, ce qui vous anime, c’est d’avoir la troisième étoile ?

Ah, oui !

Vous avez été Bocuse de bronze en 2009, meilleur ouvrier de France (MOF) en 2011. Vous êtes un compétiteur ?

Oui. J’aime bien les concours, cela permet aussi de savoir où on en est. Je me suis inscrit au MOF quand j’étais au Meurice, à Paris, et je l’ai fait ici. Les sélections, c’était autour du canard et du carrelet, tout est imposé. Je voulais me confronter aux autres, me dépasser, voir un peu loin. Il me faut toujours quelque chose au-dessus pour m’animer…

Vous vous ennuyez vite ?

Oui. C’est d’ailleurs pour ça que je me suis ennuyé en pâtisserie, de refaire les croissants tous les jours, de rouler les brioches tous les jours…

Qui sont vos mentors ou vos grandes références en cuisine ?

Tous ceux chez qui je suis passé m’ont appris quelque chose de différent. Yannick Alléno, Michel Roth, Frédéric Anton, monsieur Grondard, monsieur Bordier… Avec monsieur Bordier, j’ai repris toutes les bases de la cuisine, à l’ancienne, à la Escoffier. Avec monsieur Grondard, c’était plus les cuissons. Avec Frédéric Anton, qui venait de chez Robuchon, c’était la cuisine d’auteur mais surtout la précision, la rigueur. Avec Michel Roth, c’était vraiment le travail d’équipe. J’ai travaillé avec lui au Ritz, les palaces, on y est 100 en cuisine, et il n’y a pas que le gastronomique mais aussi la cuisine de room-service, qui est très importante. C’était une belle découverte, avec des chefs de partie qui avaient vingt ou trente ans de maison, avec des savoirs énormes, je buvais leurs paroles. Après, avec Yannick [Alléno], c’était différent car j’étais chef adjoint, donc j’ai commencé le management, la gestion… Chaque établissement m’a apporté quelque chose.

(1) 64, boulevard Henry-Vasnier, 51100 Reims. Renseignements sur lescrayeres.com
(2) Le Goût à l’état brut : mes artisans, leurs produits, mes recettes, éd. Albin Michel, 2016.
(3) L’Âme de la Champagne, artisanat d’art et haute gastronomie, éd. Albin Michel, 2021. 49 euros.

Après, parmi les chefs avec qui j’aurais aimé travailler, il y a Pierre Gagnaire, c’est quelqu’un qui a une vision très large de la cuisine, et identitaire aussi. Il est animé par les produits, c’est ça qui me plaît. Il a un côté artisan et artiste. J’aime bien, moi aussi, m’inspirer et m’évader en regardant des peintures ou en écoutant de la musique. Mais il ne faut pas essayer de reproduire et se laisser piéger par le visuel : la première chose, c’est le goût.