«La Grèce donne une excellente leçon aux nations avides ; on se rend compte soudain qu’on n’a nul besoin de tout l’appareil de ce qu’on appelle la civilisation pour trouver le bonheur et le bien-être physique. Il suffit alors de songer à un menu parisien ou à une poubelle américaine pour être empli de honte et avoir la nausée. Comment avons-nous fait pour devenir comme ça, cochons que nous sommes ?» écrivait à la fin des années 70 le grand écrivain britannique Lawrence Durrell dans un ouvrage consacré aux îles grecques (1).
Cette réflexion pourrait s’appliquer à la cuisine de ce pays, réputé pour son régime crétois dont les vertus se limitent en réalité essentiellement à la fraîcheur des aliments et à leur variété. Les recettes grecques sont souvent très simples et ne demandent que du temps, et encore ! Parmi ceux qui séjournent régulièrement dans ce pays devenu architouristique (33 millions de visiteurs en 2023 contre 11 millions d’habitants), qui n’a pas été ébloui par un simple plat de petits poissons frits, pas plus gros qu’une tête d’épingle, la marida, agrémenté d’une salade grecque, qui s’appelle en fait la «villageoise» (choriatiki) dans une taverne baignée de soleil ? La Grèce est «moins un Etat nation qu’un état d’esprit», écrivait encore Durrell. Et il faut croire que ce fut toujours le cas. Le premier gastronome du monde occidental, le poète Archestrate, nous a légué, au IVe siècle avant notre ère, non pas tant un livre des recettes, qu’une série de préceptes «afin qu’on mange ensemble à une même table délicate, et qu’on ne soit pas plus de trois ou quatre, voire cinq, autrement c’est une tente de soldats maraudeurs», estimait-il pour sa part, dans les quelques fragments qui nous sont parvenus de Gastronomia.
D’ailleurs le mot «gastronomie» vient évidemment du grec. Le terme aurait été utilisé pour la première fois dans la langue française en 1683, et se constitue de l’association de «gastro», l’estomac, et de «nomos», la loi. Bref, c’est l’art de (bien) régler l’estomac.
Métissage
L’imam baildi correspond parfaitement à cet état d’esprit : la recette est archifacile et si l’on n’abuse pas trop d’huile d’olive, se déguste facilement. Et il serait certainement dommage de le faire en solitaire. Imam baildi, rien que le nom suggère le bonheur, puisqu’il signifie en turc : «l’imam s’est évanoui» ! La légende voudrait qu’en devinant les senteurs parfumées de ce plat à base d’aubergine, un imam se serait évanoui et serait tombé de son minaret. Une façon assez opportune de rappeler que 400 ans d’occupation ottomane ont laissé des traces dans les assiettes grecques. Et inspirent encore bien des recettes dans les tavernes des rives de la mer Egée : Du tzaziki (yaourt agrémenté de concombre, de beaucoup d’ail et d’aneth, et d’huile d’olive), en passant par le souvlaki (la brochette de viande traditionnelle) ou encore la moussaka, autre plat à base d’aubergine qu’on appelle en grec melidzana, un mot d’origine italienne. Car si la Grèce est devenue indépendante après avoir chassé les Turcs en 1821, elle a aussi été occupée par les Italiens, qui ne rendront les îles du Dodécanèse qu’entre 1912 et 1943.
La persistance de ces influences étrangères, inscrites dans l’histoire du pays, vient aussi nous rappeler que dans une Europe qui semble de plus en plus tentée par les sirènes d’une extrême droite xénophobe, notre identité, nos goûts, les plaisirs de nos papilles doivent autant aux «autres», quand bien même ils furent des occupants, qu’à un patrimoine culturel qui se voudrait nationaliste.
La recette précédente
Une recherche rapide sur Google concernant l’imam baildi pourrait cependant surprendre certains internautes : la recette de ce plat très populaire y côtoie le nom d’un groupe fabuleux, qui a revisité les classiques du rébétiko et autres recettes musicales traditionnelles de la scène grecque. Le groupe, fondé par les frères Orestis et Lysandros Falireas, s’est produit pour la première fois en concert aux Transmusicales de Rennes en 2007. Il associe également la chanteuse Rena Morfi et le rappeur MC Yinka. Lequel «est aussi grec que nous. Il est né à Athènes de parents venus du Nigéria où il n’a jamais mis les pieds», confiait à Libération en 2015 Lyssandros Falireas. Comme pour confirmer la richesse du métissage dont l’Europe aura toujours besoin. En préparant votre imam, n’hésitez donc pas à écouter en bande-son le chant mélancolique et pourtant entraînant de De thelo pia na xanarthis («Je ne veux plus que tu reviennes»), pour vous ouvrir l’appétit.
«Pâmer un imam»
Et puisque l’imam baildi est la seule recette que nous livre l’écrivain Jacques Lacarrière (mort en 2005) dans son Dictionnaire amoureux de la Grèce (2), autant lui faire confiance, en la reproduisant ici, même si certaines versions un chouilla plus sophistiquées existent aussi sur Internet :
«Donc si vous voulez pâmer un imam, il faut procéder de la façon suivante :
Prendre 1,5 kilo d’aubergines entières, longues et fermes.
Trois tasses d’oignons finement émincés
Une tasse de persil haché
Une tasse et demie d’huile d’olive
650 grammes de tomates en tranches
Cinq à six têtes d’ail.
Fendez en trois chaque aubergine et bourrez les fentes avec les ingrédients énumérés plus haut, soigneusement mélangés.
Mettez à four moyen environ trente minutes. Mangez tiède ou froid.»
(1) Les Iles grecques, Bartillat, 1978.
(2) Le Dictionnaire amoureux de la Grèce, Jacques Lacarrière, Plon, 2001.