Menu
Libération
Tu mitonnes

Un poulet à un jet de grenade

Tu mitonnes !dossier
Chaque jeudi, passage en cuisine et réveil des papilles. Aujourd’hui, un train peut cacher une recette du magnifique livre sur les cuisines de la Méditerranée de Mireille Sanchez.
par Jacky Durand et GIF Emmanuel Pierrot
publié le 23 novembre 2023 à 16h29

C’était il y a un siècle, pourtant moi, la cocotte en fonte noire, je m’en souviens comme si c’était hier tellement c’était vrai. Juliette, 5 ans, juchée sur une chaise pour mieux voir le passage de l’Orient-Express. Un véritable palace roulant avec ses magnifiques voitures en livrée bleue. On y mène la grande vie dans les wagons-restaurants et les salons.

Les cadeaux de l’Orient-Express

Pour Juliette, c’est comme un rêve roulant à chacun de ses passages mais c’est surtout l’attente joyeuse des «cadeaux» comme elle dit. Est-ce un élan de générosité, une farce ? Ou les deux à la fois ? Toujours est-il que lorsque l’Orient-Express passe à la hauteur de la modeste maisonnette où vivent Juliette et ses parents, Marie, la garde-barrière du passage à niveau et Marius, le cantonnier des voies ferrées, la petite fille trépigne d’impatience à la fenêtre. Elle a interdiction de sortir tant que le luxueux train ne s’est pas éloigné. Alors, dans le nuage de vapeur et d’escarbilles laissé par la locomotive, elle guette la main fugace qui va jeter quelque chose par la fenêtre d’un wagon. Elle crie de joie quand atterrit sur le talus un présent non identifié enveloppé dans un torchon, une serviette, un carton. Vite, elle prend la main de sa mère ou de son père pour aller découvrir la pêche du jour.

Foie gras, chocolats et huîtres

Moi, la cocote en fonte, je me souviens d’une flopée de présents ainsi offerts par des anonymes bien que j’aie toujours eu des soupçons à l’égard du personnel des voitures où étaient servis des repas somptueux. Juliette a ainsi découvert le «petit pâté» comme elle dit du foie gras en boîte que sa mère tartine sur du pain vieux grillé dans le four de la Godin. Il y a aussi des chocolats et des bonbons dans du papier doré. Un jour, quelle ne fut pas sa surprise quand Marie découvrit un gigot solidement enveloppé et ficelé dans un torchon. Un autre «colis» contenait des pommes Duchesse encore chaudes. Pour Juliette, c’est parfois Noël pendant plusieurs jours quand le train laisse dans son sillon des oranges.

Il arrive aussi qu’ils découvrent des provisions plus énigmatiques. Un jour, Juliette fit la moue quand elle vit des «cailloux» dans un sac en toile de jute. Son père lui expliqua qu’il s’agissait d’huîtres. Il en avait trouvé des coquilles dans une tranchée allemande quand il était poilu. Une autre fois, il s’agissait de bananes que Marius avait mangé pour la première fois quand il était à l’hôpital en 1916 après avoir reçu un éclat d’obus près de l’oreille. Un jour, une main encore plus audacieuse lança des couverts en argent avec, gravé dessus, le nom de la compagnie des chemins de fer. Marius ressentit alors une drôle d’impression : celle d’être un gueux à qui on fait miroiter une vie de rêve à laquelle il n’aurait jamais droit. Marie rangea cette argenterie dans la nappe brodée de son mariage et décréta que l’on s’en servirait dans les grandes occasions.

Pommes mystère

Aujourd’hui, Marius ouvre la boîte en gros carton qui vient d’atterrir à ses pieds alors qu’il tenait fermement la main de sa fille. Il découvre quatre gros fruits couleur rubis à la peau dure comme du cuir. «C’est des pommes !» s’exclame Juliette. «Je ne crois pas» souffle Marius en faisant tourner un fruit à la hauteur de ses yeux. «Mais, c’est quoi alors ?» demande la petite fille. «Je ne sais pas.» «D’habitude, tu sais tout.» Marius sourit : «Oh que non ma fille !» Dans la chambre à coucher de la maisonnette, Juliette bondit sur le lit de ses parents où Marie doit rester couchée jusqu’au terme de sa grossesse, prévue pour Noël. Elle tend à sa mère le fruit mystérieux qui brille dans le clair-obscur de la lampe à pétrole. «C’est très beau», dit Marie. «Je veux en manger», s’écrie Juliette. Sa mère fait non de la tête : «On ne sait pas ce que c’est, tu pourrais t’empoisonner.» Elle dépose le fruit sur la table de nuit. «C’est pas de chez nous, demain, je le montrerai aux gars de la voie», dit Marius.

Myriade de petits grains rouges

Quand Pablo, l’Espagnol, a vu Marius sortir le fruit rubicond de sa musette, il a souri. Puis son regard s’est embué. «C’est une grenade, qu’il a dit d’une voix rauque. Chez moi, il y en a plein le verger à la ferme.» «Une grenade, elle va pas m’exploser à la gueule ?» rétorque Marius, feignant d’être soupçonneux. «Non, Marius, je vais te montrer comment ça se mange.» Pablo déplie son surin et coupe en deux la grenade. Une myriade de petits grains rouges apparaît tandis que le jus grenat coule sur l’assiette en fer-blanc que l’Espagnol a posé sous le fruit. «Goûte et bois», dit Pablo en tendant l’assiette à Marius. Le père de Juliette suçote une graine et avale une gorgée de jus.

Exil

«C’est à la fois acide et sucré, j’aime bien, dit Marius. On en fait quelque chose en cuisine ?» «Chez moi, on fait une recette de poulet avec le jus et on met les grains à la fin pour faire joli», crie Pablo dans le vacarme d’un train qui passe. Il le scrute s’éloignant, le regard perdu dans son exil.

La recette de poulet aux grenades des Baléares

On vous a déniché une prometteuse recette de «poulet aux grenades des Baléares» («Pollo relleno de granada») dans la magnifique somme Méditerranée, voyage dans les cuisines, 24 pays riverains & insulaires, 1 300 recettes, 5 000 ans d’histoire de Mireille Sanchez (1).

Pour 4 à 6 personnes, il faut un poulet d’1,2 kg environ ; 2 grenades mûres, le jus d’un citron ; 1 cuillère à café de zeste de citron râpé ; 1 cuillère à soupe d’herbes sèches (thym, romarin) ; 50 g de lard ou de bacon ; de l’huile d’olive ; du sel et du poivre.

Préchauffez votre four à 180 degrés. Découpez le poulet en morceaux, réservez le foie. Coupez une grenade en deux, pressez-la pour extraire le jus. Dans un bol, mélangez le jus de grenade, le jus de citron et le zeste de citron râpé. Mettez les morceaux de poulet dans un plat allant au four, versez un filet d’huile d’olive, saupoudrez d’herbes, salez et poivrez au goût. Enfournez le poulet pour quinze minutes à 180 degrés. Sortez le plat du four, arrosez les morceaux de poulet avec le jus de grenade et citron, remuez et remettez au four pour quinze minutes de plus à 180 degrés.

Pendant ce temps, découpez le lard en lanières : faites-les frire une à deux minutes dans une sauteuse avec un peu d’huile d’olive. Coupez la deuxième grenade en deux, réservez quelques grains, pressez le reste. Ajoutez le foie de poulet haché et le jus de grenade dans la sauteuse avec le lard, faites réduire cinq minutes tout en remuant de temps en temps. Sortez le poulet du four. Ajoutez les morceaux de poulet et le jus de cuisson dans la sauteuse à la sauce aux grenades et foie, remuez bien et laissez mijoter dix minutes. Vérifiez la cuisson des morceaux de poulet et poursuivez à feu moyen en ajoutant un peu d’eau si nécessaire. Servez chaud décoré de quelques graines de grenade.

Dans notre cuisine de poche, notre cocotte en fonte fera évidemment office de sauteuse.

(1) Editions de la Martinière, 2022, 55 euros.