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Reportage

Vin : les foudres font tourner l’Alsace en barriques

Dans le département, le vin est traditionnellement élevé dans des barriques de bois plus hautes qu’un homme. Et même si ces tonneaux sont de plus en plus délaissés au profit de contenants en inox, plus pratiques et moins coûteux, certains domaines continuent à ne jurer que par le «foudre» pour ce qu’il apporte au vin.
Pfaffenheim, 9 mai 2023. Domaine Pierre Frick. Viticulteur. Chai de foudres. Passage par le porte pour visite du foudre. (Pascal Bastien/Libération)
par Justine Knapp et photo Pascal Bastien
publié le 22 octobre 2023 à 10h14

Dans l’épaisseur du bois, une gravure encore visible révèle la date de fabrication et le volume de l’immense barrique : 1910, 9840 litres. Si haute qu’on y tient confortablement debout à l’intérieur. Pierre Frick, émérite vigneron alsacien, compte dans sa cave une trentaine de ces géants de bois appelés foudres. Dans la région, rares sont ceux qui élèvent encore exclusivement leur vin dans ces contenants traditionnels.

«Le foudre est comme une bonne armoire, il se transmet d’une génération à l’autre», pose le vigneron à la voix calme et aux gestes pondérés. Le foudre le plus vieux de sa cave a deux siècles. Sur chaque, une pièce de bois longue comme le bras en verrouille l’entrée. Ces clés de porte, sculptées en visage bestial, en créatures écaillées ou en grappes de raisin, racontent le temps qui passe. «Les plus belles sont des cadeaux. Celle-ci, offerte à notre père pour ses 50 ans, pointe Pierre Frick, sexagénaire. Avec cette cave, on n’a pas besoin d’aller au cimetière !»

Ces meubles de famille n’ont pas qu’un intérêt esthétique ou patrimonial. Le foudre offre l’avantage du bois : sa respiration. Sans son inconvénient contemporain : une empreinte gustative, la taille de l’enveloppe limitant le contact entre vin et paroi. «Avec l’inox, hermétique, le vin a tendance à être plus serré, comme une personne rentrée dans ses épaules, les yeux vers ses pieds. Le foudre amène une ouverture.» D’autres vantent une puissance aromatique et une meilleure résistance à l’air des vins. Pourtant, depuis plusieurs décennies, les domaines de la région s’en détournent au profit de l’inox.

«Il faut pouvoir se le permettre économiquement», prévient Pierre Frick. «Ceux qui travaillent avec les foudres sont de petites structures attachées à cet élément vivant qu’est le bois – c’est souvent le cas en bio ou biodynamie –, et pour qui un prix bon marché n’est pas une condition pour vendre leur vin», résume le pionnier de la biodynamie en Alsace.

Comme un plongeon

Dans son domaine à l’ouest de Strasbourg, Philippe Brand, 42 ans, fait partie des marginaux à avoir investi dans quatre foudres neufs, en plus de la flotte familiale, de ses barriques et de ses amphores enterrées. Le bois est encore clair, le robinet en inox, accent de modernité. «Un récipient de luxe pour se faire plaisir», convient le vigneron. Cette première pièce a réclamé un an de travail, à 20 km de là. A Barr, la tonnellerie Jenny est la dernière d’Alsace à encore fabriquer les foudres. Dix en sortent chaque année, une anecdote au regard des 1 000 et quelques domaines vendant à la bouteille.

Plus que le coût d’achat, c’est surtout celui de l’entretien qui refroidit. Un coup de Kärcher comme seul acte de nettoyage fait rêver ceux qui doivent faire la chasse aux bactéries à la force des mains. Frottage, grattage et rinçages s’enchaînent depuis l’intérieur du foudre. Chacun apprend dès le plus jeune âge à s’y faufiler par la minuscule porte. Les bras au-dessus de la tête, comme avant un plongeon, les épaules passent de côté puis le reste du corps suit, si tant est qu’on ait les hanches fines et la cage thoracique vidée de son air.

«Jeune, je n’avais le droit d’en sortir que quand l’eau de rinçage était claire.» A la retraite, Charles Brand, le père de Philippe, talonne son «fiston» cigarette au bec. C’est lui qui a acheté la première cuve inox de la cave dans les années 90. Lui aussi qui a transmis le savoir-faire indispensable pour utiliser les foudres. Pour la démonstration, le fils rapporte ce qui ressemble à un pain de savon : du suif. Cette graisse animale, collante une fois réchauffée entre les doigts, permet de jointer la porte du foudre si l’on sait s’y prendre. Le geste est chorégraphié. «Tenue sur le genou, la porte», commente le père sur un ton de prof de ballet. «Si on met une personne habituée aux caves modernes face à des foudres, elle ne sait pas comment faire», conclut Philippe Brand.

Pour cette accumulation de gestes, un litre de vin élevé en foudre coûte 4 euros à produire, contre 1 euro dans l’inox. Les foudres d’occasion se bousculent, cédés au prix du bois de chauffage. Ceux qui ne sont pas revendus finissent brûlés. Le vigneron Jean-Baptiste Adam a acheté celui de son voisin il y a quatre ans. Propre, sans bactéries, ni goût de vieux bois : un oiseau rare. Le colosse a été démonté pièce par pièce puis remonté de l’autre côté de la rue. Pour cette habileté en voie de disparition, Jean-Baptiste Adam a déboursé l’équivalent de trois fois le prix d’achat du foudre. Mais son crémant, à la bulle fine et aux amers gourmands, affiche une patine superbe.

Un goût de reviens-y

Les remplace-t-on ? La Cave de Ribeauvillé, la plus ancienne cave coopérative d’Alsace, s’est posée sérieusement la question. Le pinot noir saignait des brèches de deux de ses foudres centenaires. Pour des structures comme celle-ci, la sécurité sanitaire et la rentabilité de l’inox n’a pas d’égal. Malgré tout quelques foudres subsistent en cave. «Si dans les années 70, nous avions pris le virage du volume, au détriment de la qualité, il y a longtemps que nous n’en aurions plus», témoigne le directeur, David Jaegle.

Pour décider de leur sort, la cave a mené des tests sur des rieslings grands crus. Deux vinifications parallèles : l’une en cuverie inox, l’autre en foudre. «C’était extrêmement facile de saisir la différence, la profondeur et la délicatesse du vin élevé en foudre. Le foudre est une évidence pour nos terroirs les plus complexes qui ont une acidité à polir.» Les deux centenaires viennent d’être remplacés. Trois de plus ont même été achetés.

Pour Etienne Loew aussi, le foudre a un goût de reviens-y. A son installation, en 1996, la mode des vins «parkerisés» lui fait acheter des barriques neuves. Les foudres de son grand-père sont de toute manière inutilisables, laissés à l’abandon depuis vingt ans. Le boisé prégnant donne alors à ses vins une impression de confit. «Mes goûts ont changé», concède-t-il, barbe grisonnante. L’année dernière, il a coupé quatre chênes multicentenaires de ses parcelles. Ils serviront à la fabrication de ses premiers foudres, qui «pour atténuer l’effet du bois neuf» seront passées à la vapeur de feuilles de pêcher.