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Innovations

Sex-toys : les féministes bille en tech

En dix ans, le marché du bien-être sexuel, porté par les dernières innovations technologiques, s’est largement développé. Pourtant, cette industrie souffre encore de préjugés.
(Lora di Carlo)
publié le 1er juillet 2021 à 19h50

D’ici 2050, les relations sexuelles entre êtres humains et robots seront plus répandues que celles entre individus. C’est la prédiction d’un mathématicien britannique, Ian Pearson, fondateur de Futurizon – entreprise qui étudie l’impact de la technologie sur nos sociétés. On serait tenté de le croire tant les chiffres de la «sex tech» donnent le tournis. Le marché mondial est passé de 19 milliards d’euros en 2014 à 62 milliards en 2019 et pourrait atteindre 91 milliards d’euros d’ici 2027, selon un rapport de l’Allied Market Research, une agence américaine spécialisée dans les études de marchés. Mais n’allez pas voir en ce secteur une branche 2.0 de l’industrie pornographique. «La sex tech, qui a véritablement émergé en 2010, fait référence à des produits dédiés, en premier lieu, au bien-être sexuel et tout ce qui l’accompagne. L’innovation en est au cœur et tend à améliorer l’expérience en solo ou à plusieurs», détaille Johanna Rief, responsable du service Sexual Empowerment chez Wow Tech, géant germano-canadien des sex-toys futuristes dont les prix tournent autour de 100 à 200 euros. Le groupe détient notamment les fameux joujous Womanizer dotés d’un dispositif d’air pulsé qui leur assure un franc succès (entre 2019 et 2020, les ventes ont bondi de 197 % dans le monde et de 153 % en France), ainsi que la marque pour hommes ArcWave.

Oubliez le godemiché en silicone ou la poupée-pépée gonflable. Imaginez plutôt des jouets érotiques connectés, biomimétiques (ingénierie qui s’inspire des comportements humains), aux designs et couleurs qui confinent parfois à la sculpture abstraite – s’adaptant à toutes les morphologies de vulves et de pénis. Des lubrifiants et huiles de massage aux ingrédients naturels (exit la gelée de silicone). Des poupées de type humanoïde dotées d’une intelligence artificielle pouvant mener une conversation tout en clignant des yeux ou changer de température. Imaginez, encore, la possibilité d’imprimer en 3D le sexe de votre conjoint (ou même de votre ex !) et d’interagir sexuellement avec des avatars grâce à des lunettes de réalité virtuelle. Les applications mobiles ne sont pas en reste avec, par exemple, les livres audios érotiques parfois interactifs ou la possibilité de télécommander un sex-toy à distance grâce à son smartphone – non, nous ne sommes pas dans un épisode de Black Mirror… Si sex tech rime avec business, on parle aussi technologies de pointe et numérique au nom du bien-être, du plaisir, de la jouissance mais aussi de l’inclusivité, de l’éducation et de la santé. Et cela, pour tous les genres. Aux Etats-Unis, des sex-toys sont même développés pour les personnes en situation de handicap. Mais la sex tech n’est pas focalisée que sur le plaisir ou l’orgasme et propose aussi des applis d’information et de conseil sur les MST ou les affections sexuelles chroniques.

Un sex-toy privé de sa remise de prix

Pour Laura Haddock, fondatrice en 2017 de la start-up Lora DiCarlo, basée dans l’Oregon, la sex tech est «un moyen de libérer la parole autour de la sexualité, de briser les tabous, célébrer le plaisir féminin et l’identité de chacun», proclame-t-elle auprès de Libération. Ancienne étudiante en médecine orthopédique, cette femme de 35 ans a eu l’idée de se lancer dans la sex tech après avoir vécu un orgasme «spectaculaire» qui l’a fait tomber du lit. «Je me suis tournée vers un professeur du département d’ingénierie de l’Oregon State University. Quand je lui ai dit que je voulais créer un produit qui provoque le même type d’orgasme, il a rougi», se souvient-elle en riant. Dès lors, elle s’associe aux chercheurs spécialisés en microrobotique et biomimétique du labo de l’université tout en menant, entre autres, des recherches sur les zones érogènes chez la femme. C’est ainsi que naît le sex-toy Osé (299 euros), en forme de boucle ouverte, waterproof, rechargeable et ajustable en fonction de la localisation du point G, de l’angle pelvien mais aussi de la partie la plus sensible du clitoris chez tout un chacun. Osé lui vaut, en janvier 2019, le prix de l’innovation à l’un des plus grands salons tech du monde : le Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas. Mais quelques jours plus tard, la Consumer Technology Association (CTA) la prive de sa remise de prix, arguant qu’Osé est «un produit pour adultes, immoral, indécent et obscène». L’affaire fait grand bruit dans les médias. Si bien que l’an dernier, la CTA la réhabilite au sein du CES, avec de plates excuses. Depuis, le salon a ouvert ses stands à la sex tech grâce à un cahier des charges revu et corrigé.

«J’ai vécu cela comme un acte de pure misogynie, commente Laura Haddock. En 2017 et 2018, pas une seule femme n’avait été invitée aux conférences et on ne trouvait que des produits de réalité virtuelle pornographique présentés par des hommes. Je leur ai dit que ce n’était pas le moment de se montrer patriarcal à l’heure du mouvement MeToo. La sex tech propose des outils permettant à chacun d’être à l’aise dans son corps, donc en phase avec son identité. Le sexe a aussi droit d’évoluer et de profiter des innovations technologiques.» Aujourd’hui, elle détient son propre labo, emploie une quarantaine de personnes et propose onze sex-toys tous plus technos les uns que les autres. «Avec la commercialisation d’Osé en janvier 2020, nous sommes passés de 0 dollar à 1 million de bénéfices en seulement cinq heures», se félicite la jeune femme, tout en indiquant que l’actrice et mannequin Cara Delevingne est désormais copropriétaire de la société et y joue le rôle de consultante artistique. Le chiffre d’affaires 2020 de Lora DiCarlo ? Soudain, la businesswoman prolixe ne l’est plus…

Frilosité des investisseurs

Si aux Etats-Unis ou dans quelques pays d’Europe, la sex tech tend à se frayer un chemin vers plus de reconnaissance, en France, c’est une autre histoire. Raison : la frilosité des investisseurs. Des fonds comme Bpifrance assimilent tout ce qui a trait à la sexualité à de la pornographie et ont donc interdiction de financer des sociétés positionnées sur ce secteur. «Nous sommes à la traîne mais je reste optimiste», témoigne Anne Kerveillant, à la tête depuis deux ans de la start-up My Lubie. C’est à l’été 2020 que sa société commercialise un lubrifiant vegan, à base d’eau, sans conservateurs et comprenant 99 % de produits naturels. Parmi ses futurs projets, la création d’une huile intime à base de CBD ou des préservatifs fins et équitables. «En France, à cause des tabous entourant la sexualité, nous manquons encore de moyens», souligne Anne Kerveillant qui a dû passer par une campagne de crowdfunding pour lancer son lubrifiant bien-être. «Il est difficile de communiquer sur les pratiques».

Elle en veut pour preuve que l’incubateur de start-up de Xavier Niel, Station F, a commencé à se pencher sur la sex tech en parlant de «fem tech». On y parle donc innovations à travers le prisme exclusif de la santé sexuelle des femmes : des règles à la ménopause en passant par la fertilité, etc. Frilosité, encore… «Les acteurs français de cette industrie ont du mal à attirer les investisseurs alors même que, dopée par les confinements successifs, elle a un énorme potentiel. Il y a eu une véritable émulation entre 2020 et 2021.» Une émulation qui se traduit, en matière de ventes de sex-toys, par un chiffre d’affaires, en 2020, de 6,13 milliards d’euros en Europe contre 5,79 milliards d’euros en 2019 selon l’agence britannique Technavio. Il s’établit dans l’Hexagone à 238 millions d’euros en 2020 contre 227 millions en 2019, derrière l’Allemagne et le Royaume-Uni (selon l’Insead). En attendant, l’écosystème de la sex tech fait face à un véritable challenge : démontrer, au même titre que la food tech (alimentation), med tech (médecine), wine tech (vin) ou fin tech (finance), sa légitimité et son potentiel d’innovation.