«Au départ, je ne me doutais pas que j’entrais dans un champ de mine.» C’est ainsi, au téléphone, que Chantal Montellier résume son parcours. Lorsqu’elle se lance dans le milieu 100 % masculin de l’illustration de presse au début des années 1970, on dit qu’elle «dessine bien pour une femme». Née en 1947, figure dissidente proche des situationnistes, auteure de BD corrosives au graphisme strident, Chantal Montellier se distingue en 1985 en prenant l’initiative du célèbre coup de gueule publié dans le Monde sous le titre «Navrant» : elle y dénonce avec rage le paternalisme éculé de l’époque et les couvertures graveleuses des médias. Un recueil de ses BD les plus incisives vient d’être réédité par les Humanoïdes associés : Social Fiction. L’ouvrage décrit un futur dystopique marqué par le servage sexuel des femmes, la discrimination, la stérilisation physique et mentale dans une société de contrôle inspirée par le Big Brother orwellien de 1984.
«Qui a peur de Chantal Montellier ?»
Dans la postface à ce recueil, Camille de Singly, historienne de l’art, affirme qu’il s’agit d’un «événement» car cette réédition a la valeur forte d’un hommage. Bien que Chantal Montellier ait publié près de trente BD, cinq romans et deux recueils de dessins de presse, son œuvre pionnière n’avait, jusqu’à récemment, pas obtenu de véritable reconnaissance… Mais les choses bougent depuis 2023. A la faveur d’une publication portant sur le journal Ah ! Nana (le premier journal de BD adulte et féministe, en France), le rôle marquant de Montellier est mis en lumière. Le prestigieux Musée d’art moderne et contemporain de Genève lui consacre une exposition, «Qui a peur de Chantal Montellier ?», reprise l’année suivante par la Villa Arson, à Nice. Ses BD sont traduites aux Etats-Unis et au Brésil. Le prix Artemisia, qu’elle a lancé en 2007 avec l’autrice Jeanne Puchol, sort de la confidentialité. Ce prix qui récompense les autrices de BD, «parce qu’en l’absence de reconnaissance, il faut bien que les femmes se reconnaissent elles-mêmes» (comme le formule Montellier), sera d’ailleurs décerné le 9 janvier.
Chantal Montellier sort donc de l’ombre. Jusqu’ici minorée, sa voix se fait entendre, mais «le combat continue», répète-t-elle trois fois au téléphone. Bien qu’âgée de 77 ans, Chantal Montellier garde la colère intacte de ses débuts, ceux dans le monde de l’édition, bien sûr, mais aussi de ses débuts dans la vie. Deux «catastrophes» successives, dit-elle, pince sans rire, avant d’entamer un récit qu’on sent le fruit d’un travail d’anamnèse mené sur le divan. «Je suis née dans un coin assez privilégié de la Loire, pas loin de Saint-Etienne qui fut la capitale industrielle de la France avant de devenir la capitale du chômage…» Hélas pour elle, donc, Chantal Montellier voit le jour dans un milieu conservateur. «Ma mère avait de naissance trois doigts très légèrement atrophiés. Le curé s’en mêlant, ma grand-mère fut soupçonnée d’avoir fauté avec le diable. Une autre hypothèse était qu’elle avait eu deux accouchements trop rapprochés. Du coup, alors que je n’avais même pas un an, lorsque ma mère est tombée enceinte, craignant de donner la vie à un “monstre” à son image… elle se fit avorter.»
Entre crises et overdoses
L’avortement étant passible de la peine de mort, le médecin qui procède aux «charcutages» exige une somme ahurissante : un million de francs de l’époque. Sur la table de la salle à manger, la patiente enceinte de cinq mois est anesthésiée au point que son visage devient violet et se convulse. Le traumatisme déclenche une maladie neurologique irréversible. Toute sa vie, la mère de Chantal succombe à des crises d’épilepsie si fréquentes et si violentes qu’il lui devient impossible de même prendre sa fille dans ses bras. De ce jour-là, «tout a cramé, résume Chantal Montellier. Ma mère ne pouvant plus gérer la petite entreprise familiale, nous perdrons tout.» Hébergés par les grands-parents maternels, la famille en déroute ne vit plus qu’au rythme de crises qui alternent, régulièrement, avec des overdoses aux barbituriques. «Quand sa dernière tentative de suicide a lieu, j’ai dans les 30 ans. Je m’en voudrai jusqu’à mon dernier souffle de n’avoir rien pu faire», souffle Montellier.
Son goût pour le dessin remonte à cette période, marquée par la détresse : «Je dessinais parce que les images remplaçaient le visage de ma mère.» A force de dessiner, la voilà qui entre aux Beaux-Arts de Saint-Etienne, bien décidée à devenir peintre. Arrive Mai 68 dont l’euphorie la soulève mais… «Quand ça retombe, ça fait très mal», rit-elle, affirmant volontiers faire partie «des déçus et des cocus» de Mai 68. Qu’à cela ne tienne. A la faveur des mouvements étudiants, Chantal Montellier s’engage. Son combat l’amène d’abord à faire du dessin de presse dans des journaux de gauche, alors nombreux, puis dans la BD où elle s’impose non seulement comme femme, mais comme activiste. Du jamais-vu. «Dans un médium longtemps voué au seul divertissement, aux fictions de genre, elle a mis des images sur des réalités que le public de la bande dessinée n’avait pas nécessairement envie de regarder en face», écrit Thierry Groensteen dans la préface d’une autobiographie (la Reconstitution) qu’elle publie chez Actes Sud en 2015.
«J’ai avancé en terrain miné»
Ses choix graphiques, d’une audace folle, les sujets dérangeants qu’elle traite – bavure policière, avortement, mensonges étatiques – la placent toujours davantage à la marge. «La BD, pour moi, c’était avant tout un outil pour faire passer des idées, des colères. Mais cela m’a valu beaucoup d’ennuis. A commencer par ma retraite qui est ridicule et puis, surtout, l’humiliation répétée de ces violences que j’ai dû subir…» Lorsqu’elle se fait connaître comme dessinatrice, Chantal Montellier doit en effet faire face à un monde masculin globalement hostile. Elle est jeune, belle, talentueuse et distante. Ses collègues masculins l’ostracisent ou l’ignorent. L’un de ses éditeurs la pelote, un autre se permet des plaisanteries machistes. «Un jour, le directeur artistique d’un journal s’invite chez moi au prétexte qu’il veut me montrer un tableau qu’il a peint. Méfiante, je laisse entrer dans mon atelier ce grand bonhomme vêtu tout de cuir noir, avec ses bottes de motard, qui se met à dérouler une toile… représentant une vulve. Je lui dis : “Tu remballes et tu sors, merci.” Le lendemain, ma collaboration avec ce journal est arrêtée.»
Bien que de tels abus relèvent (on l’espère) du passé, Chantal Montellier ne décolère pas. Sa rage est entière, nourrie par d’autres formes, toujours plus insidieuses, d’abus et d’injustice. «Jusqu’en 1968, quand on me demandait ce que je voulais faire plus tard, je répondais avec le plus grand sérieux : peintre maudit !» écrit-elle dans son autobiographie de 2015. Dix ans plus tard, au téléphone, elle affirme : «J’ai avancé en terrain miné, mais maintenant, faites gaffe, c’est moi la mine, prête à exploser si on me marche dessus.»