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Keroppy Maeda, le Japon des pas sages

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Principal promoteur des «bod mod», les «modifications corporelles», au Japon, le journaliste Keroppy Maeda est devenu une star. Ses reportages sur les suspensions aux crocs de boucher ou sur les tatouages extrêmes battent des records d’audience.
Dans «Modified Future», Ryoichi Keroppy Maeda retrace trente ans d’histoire des tatouages et des bod mod au Japon. (DR)
publié le 16 mars 2024 à 13h56

«Un bon départ dans la vie : je suis né en 1965 à Kōenji, le quartier des punks, de la noise et du tatouage.» Interviewé en distanciel, depuis Tokyo où il réside, Ryoichi «Keroppy» Maeda se frotte le crâne en riant. Il a toujours la même coupe, la boule presque à zéro, une poignée de cheveux dressés en crête vers l’arrière, le front orné de deux implants métalliques, discrets témoins d’une vie bien remplie en sensations fortes. Il n’a pas changé. Et pourtant, tout a changé depuis la diffusion de ses enquêtes sur les modifications corporelles. Crazy Journey, l’émission TV à laquelle il collabore, sur la chaîne TBS, est vue en moyenne par 8 millions de personnes. «Maintenant, la NHK [la chaîne de service public, ndlr] me demande aussi des reportages», dit-il, mesurant la distance qui le sépare de ses débuts.

Maeda fait partie des pionniers des bod mod (shintai kaizō) au Japon. Activiste du mouvement prônant la modification corporelle, il contribue à le faire connaître par tous les moyens possibles : articles, livres, photos, vidéos et surtout… performances en live, dans le cadre de soirées qui rassemblent aussi bien des adeptes de sado-masochisme que des artistes issus du milieu trans ou du strip-tease. Une fois par mois, à Tokyo, on le voit à la fête fetish Department H, dont le nom renvoie au mot «hentai», qui signifie «pervers». Jusqu’à la pandémie, Maeda y produit un show qui est le clou de la soirée, littéralement. Au cours de ce spectacle pour public averti, Maeda orchestre des performances allant de suspensions par la peau des fesses jusqu’à des scarifications.

Durant certaines soirées, Maeda varie les plaisirs et fait la démonstration d’une technique qu’il a popularisée au Japon : le «bagel head», une opération cosmétique visant à installer l’équivalent d’un donut temporaire sur le front grâce à des injections d’eau saline. L’ambiance est chaude. Ces performances sont programmées à la clôture de la soirée, en guise de bouquet final. «Le problème, depuis quelques années, c’est que toutes ces choses ont fini par devenir connues, raconte-t-il, en riant. Des soirées spécialement dédiées aux bod mod sont d’ailleurs régulièrement organisées à Tokyo sous le nom de Grind Chaos ou de Kaizō Ningen Matsuri…»

Club «miaou miaou»

Qui aurait pu croire cela possible dans un pays en apparence si policé ? «Quand j’ai découvert les bod mod, grâce au livre Modern Primitives, en 1991, les tatouages étaient si mal vus qu’une jeune fille ne pouvait en porter, de peur que cela fasse fuir tout prétendant.» Malgré l’aura de soufre entourant ces pratiques, Maeda suit son instinct : «C’est l’avenir», pense-t-il. Comme tous les garçons de son âge, il a vu les images de la capsule Apollo 11 atterrissant sur la Lune. Il se passionne pour les sciences. A 12 ans, il passe au Royaume-Uni pour y chercher le monstre du loch Ness. Jeune adulte, il suit des études d’ingénieur à l’université de Chiba. Son but : devenir journaliste spécialisé dans l’informatique. Il finit par travailler pour la revue adulte Nyan 2 Club, dont le titre fait allusion à l’expression «nyan nyan», l’équivalent de «miaou miaou» : «Cela désigne l’union sexuelle, explique-t-il. Parce qu’il y a des chats dans la rue et qu’en période de rut, ils le font devant tout le monde, à grands bruits.» Dans cette revue, Maeda s’occupe de tout ce qui touche aux piercings sexuels.

En 1992, pour les besoins d’un reportage, il se fait percer les tétons. Le reste suit naturellement : piercing du scrotum (hafada) en 1994, puis du gland (prince Albert) en 1995, tatouage sur le pubis et marquage au fer rouge (branding) en 1997, implants sur le front en 1999, découpage de l’urètre (subincision) en 2000, implants transdermiques en 2003, insertions de puces et d’aimants sous-cutanés en 2018 puis d’implants lumineux LED en 2022… Pour lui, rien ne sépare la science des bod mod, ce qui le pousse, dès 2022, à se passionner pour le biohacking. «L’avenir, c’est le corps», dit-il. Traduction : changer l’un peut changer l’autre.

Son dernier livre s’intitule d’ailleurs Modified Future. Dans cet ouvrage bilingue (anglais-japonais), Maeda retrace trente ans d’histoire des tatouages et des bod mod sur l’archipel. «Le Japon est une culture très propice aux expressions les plus spectaculaires de la dissidence, explique-t-il. On pourrait croire le contraire, mais il s’avère qu’après l’explosion de la bulle dans les années 90, les jeunes ont rapidement compris qu’ils ne pouvaient plus gagner leur vie en se contentant d’obéir aux ordres de leur nation, de leur entreprise ou de leur école. Ils se sont donc libérés des normes.»

Dissidence corporelle

A quoi bon suivre les règles, puisque cela ne permet plus de trouver un job stable ni bien payé ? Au Japon, la récession économique se traduit par l’essor de la street culture, visuellement choquante, et de toutes les pratiques liées à l’image de soi. Signe des temps : la revue Burst («explosion»), créée en 1995, devient le journal culte des adeptes de bod mod. «Au départ, elle était dirigée par deux originaux surnommés «Piss Ken» (Ken Sone) et «Junky» (Yuji Saito). Ils y traitaient des bikers, des punks et des clans de motards (bōsōzoku). Mais les ventes ont vraiment décollé quand ils se sont mis à parler de bod mod, avec ma collaboration.»

La revue Burst atteint le chiffre moyen de 40 000 ventes par numéro, ce qui est tout de même pas mal pour une revue underground au Japon. En 2001, le réalisateur Takashi Miike adapte à l’écran un manga intitulé Ichi the Killer, comportant de nombreuses scènes chocs : suspensions, cutting, modifications extrêmes… Il s’avère que l’auteur du manga, Hideo Yamamoto, dessine ses planches consacrées aux bod mod sous la supervision de Maeda. Trois ans après le succès du film, en 2004, une lectrice fervente de la revue Burst, Hitomi Kanehara, gagne un prix littéraire avec son roman Serpents et piercings.

Ecrites comme au scalpel, les premières pages du roman évoquent les techniques utilisées pour se fendre la langue, afin qu’elle devienne fourchue. «A cette époque, beaucoup de gens ont pensé que c’était de la fiction pure, s’amuse Maeda. Maintenant, plus personne n’ignore l’existence des bod mod. Je passe à la télévision, je suis invité à des rencontres, je participe à des conférences internationales. C’est le début des vrais changements, peut-être.»