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Les 400 culs

La veuve noire, l’araignée qui féminise les hommes

En Sardaigne, l’argia, est le nom d’une araignée mi-réelle, mi-fabulée. Quand elle mord les hommes, voilà qu’ils demandent à porter des jupes, au cours d’une farce-thérapie nommée «Danse de l’argia». Un livre à ce sujet est réédité.
Chorégraphie «Cobweb» présentée à Londres par le Ballet hongrois. (Bettmann Archive. Getty Images)
publié le 17 février 2024 à 9h52

La malmignatte (Latrodectus tredecimguttatus) est une petite araignée noire avec des taches d’un rouge brillant, surnommée «veuve noire». Elle était très répandue en Italie, surtout en Sardaigne, il y a quelques années encore. Bien que seules 4 % des personnes mordues en meurent, son venin déclenche des symptômes graves, qui commencent par un malaise accompagné d’une sudation intense. Puis le cœur s’emballe, la douleur irradie, accompagnée d’une sensation de mort imminente et… des érections incontrôlables. Les hommes intoxiqués par le venin hurlent, se roulent par terre. Pris d’hallucinations, certains tentent de se jeter par la fenêtre. D’autres, saisis par le priapisme, deviennent des forcenés sexuels. Il faut les attacher aux montants du lit. Ils bandent, éjaculent, puis rebandent dans un état de rut proche du délire. Leurs souffrances sont insoutenables, avec un pic dans les six à douze heures qui suivent la morsure. Elles ne disparaissent qu’au bout de deux ou trois jours, laissant la victime abattue et hagarde.

L’araignée qui re-mord

Un seul moyen d’affronter cette douleur, quand on n’a pas de morphine : danser, chanter. Dans les campagnes italiennes, la morsure de la malmignatte fait l’objet d’un rituel de licence collective au cours duquel non seulement la personne mordue mais tous les autres membres de la communauté se laissent comme submerger par les effets délétères du venin. Pendant deux-trois jours, une grande fête a lieu. Appelée Danse de l’argia, cette fête repose essentiellement sur le travestissement du malade. Pourquoi ? En 1960, une jeune ethnologue nommée Clara Gallini décide d’enquêter.

Elle est l’élève chérie d’Ernesto de Martino, grand spécialiste de la tarentelle, une danse pratiquée dans la région des Pouilles pour soigner les femmes mordues par des tarentules… La théorie d’Ernesto de Martino (exposée dans la Terre du remords, paru chez Gallimard en 1966) est que la tarentelle permet d’exprimer le «re-mords» d’un passé douloureux. Clara Gallini s’interroge : peut-on faire le parallèle entre la danse des tarentules (supposées mordre de préférence les femmes) et la danse de l’argia (supposée mordre surtout les hommes) ?

Des mœurs de sauvage

Son enquête, menée durant cinq ans à travers 212 localités de Sardaigne, conduit la jeune chercheuse à voir et filmer des scènes jugées choquantes pour l’époque. En 1963, un film auquel elle participe (le Bal des veuves) est d’ailleurs censuré par le gouvernement italien qui s’offusque de voir des paysannes exhiber leurs seins lors d’une danse. Le spectacle est jugé d’un archaïsme malséant, indigne d’un pays alors en pleine modernisation. Lorsque Clara Gallini publie son travail, en 1967, elle en livre une version sage, qui évacue de façon discrète la question du travestissement. Vingt ans passent. Vers 1987, un écrivain nommé Michel Valensi se prend de passion pour la musique sarde, découvre le livre et propose aux éditions Verdier d’en faire la traduction. Clara Gallini se remet alors au travail et profite de la traduction pour réécrire son enquête.

Interrogé par Libération, Michel Valensi raconte : «En fait je traduisais l’édition de 1967, plutôt académique, et je lui envoyais les chapitres (par la poste ! bien entendu) et Gallini reprenait le tout, effaçant des parties entières, en réécrivant d’autres pour donner un nouveau visage à cette argia… C’était vraiment très stimulant, même si ça revenait à traduire presque deux livres pour en effacer un !» Bonne nouvelle : l’ouvrage la Danse de l’argia bénéficie d’une réédition augmentée en février 2024. La nouvelle édition s’accompagne d’un lien vers les enregistrements des chants de l’argia, ainsi que d’une postface inédite de l’anthropologue italienne qui avait co-traduit le livre. Michel Valensi s’en explique : «Entre-temps, j’ai créé ma propre maison d’édition (L’Eclat) et puis, surtout, j’ai déménagé en Sardaigne, retrouvant la trace de tout ce à quoi je m’étais intéressé plus jeune… Notamment cette danse. Le livre étant épuisé, c’était le moment de le ressortir, avec un éclairage nouveau. La question du travestissement n’avait pas vraiment été remarquée lors de l’édition de 1988. Aujourd’hui, il est enfin temps de s’y pencher.»

Sauver la face

A l’instar des «cold cases», l’ouvrage réédité offre effectivement l’occasion de rouvrir un dossier toujours pas résolu. Pourquoi la danse de l’argia implique-t-elle qu’un homme se transforme en femme ? A cette question, Clara Gallini fournit quelques éléments de réponse. Tout d’abord, explique-t-elle, la morsure de l’animal est présentée comme une attaque émanant de l’au-delà. Le mot argia, qui désigne l’araignée (mais parfois aussi une fourmi), renvoie aux «mauvaises âmes», c’est-à-dire à l’esprit de défuntes qui errent dans la campagne et cherchent des vivants afin de les posséder. S’agit-il d’une femme morte en couches, d’une jeune fille séduite puis abandonnée ou d’une veuve rongée par la solitude ? L’homme mordu par une argia change d’identité.

On lui propose alors des jupons, des châles, des chaussures à talons, des bas. Sous prétexte qu’une femme est entrée dans son corps, il peut sans honte pleurer de douleur et perdre ses moyens. La mise en scène lui permet de sauver la face. Parfois, il se conduit comme une petite fille qu’il faut bercer et dorloter. Parfois, il mime un accouchement, prétexte à crier de souffrance sans aucune retenue.

Recours à la dérision

Parfois, il se met à caresser un autre homme, qu’il désigne comme son «fiancé», lui adresse des mots d’amour et parfois même exige une simulation de mariage. Tout le village participe à cette farce-thérapie. Jour et nuit, les participants se relaient auprès du malade pour que les danses et les chants se succèdent dans une ambiance survoltée, comme s’il fallait que chacun endosse une part de l’infamie. Quoi de plus indigne en effet que le spectacle d’un homme déchu qui gémit et sanglote tout en affichant une érection ? Par la vertu du rituel, sa conduite déshonorante trouve une forme de légitimité. Mieux : le désordre devient général.

Dans son ouvrage, Clara Gallini évoque les gestes lascifs et les chants érotiques entourant le malade : «Viens danser ma petite chatte», se moque une femme. Certaines enfilent des pantalons d’homme qu’elles ornent de saucissons. D’autres se livrent à des pantomimes. Ces gestes solidaires permettent au malade de se laisser aller sans avoir (trop) honte de lui-même. Au bout des trois jours, la douleur étant passée, il peut faire semblant de revenir à lui-même. Personne n’est dupe bien sûr. Mais grâce à lui, du moins, tout le monde s’est bien amusé.