Du 1er au 9 juillet, le Neuchâtel International Fantastic Film Festival consacre une rétrospective – Scream Queer – à la représentation des cultures LGBTIQ+ dans le cinéma fantastique. Présenté lors de ce programme inédit, parmi une vingtaine de longs métrages explorant l’homosexualité et la transidentité, le film culte les Lèvres Rouges (1971) se distingue par son étrangeté. Leur train bloqué, deux jeunes mariés descendent dans un palace désert, à Ostende, en pleine morte saison. Le soir même de leur arrivée, une comtesse aux lèvres rouges, magnifiquement interprétée par Delphine Seyrig, demande la plus belle suite. Assistée par sa jeune secrétaire, elle entraîne le couple dans un chassé-croisé pervers que le cadre en huis clos de cet hôtel crépusculaire, isolé au bord d’une mer hostile et glaciale, transforme en rêve étrange. Le voyage de noces tourne au jeu de sortilèges.
Erotisme et violence
«Il s’agissait de faire, au départ, un simple film d’exploitation avec de l’érotisme et de la violence, raconte le réalisateur Harry Kümel. On m’avait demandé de fournir un sujet. Je n’en avais pas.» Bien qu’il soit «régent de démonologie et occultisme» du Collège de pataphysique, Harry Kümel dément s’être jamais intéressé aux vampires. Pas plus qu’aux lesbiennes, d’ailleurs. Né en 1940 à Anvers, ce réalisateur old school (qui, justement, «ne sortait pas d’une école de cinéma») revendique volontiers son anticonformisme. Il déteste la Nouvelle Vague. Il déteste les journalistes. Il déteste qu’on lui demande s’il y a des sujets qui lui tiennent à cœur. «Moi je ne fais pas des sujets. Je fais du cinéma», dit-il, en insistant sur le fait qu’il avait 14 ans au début de sa «carrière». «J’ai adapté la Petite Marchande d’allumettes. L’actrice principale était ma sœur. Pour faire la neige, on a éventré un coussin.»
Rapidement (dès 18 ans), le voilà qui travaille pour la télévision. Il profite d’avoir une caméra pour tourner l’histoire vraie d’une tueuse du XIXe siècle qui vécut toute sa vie travestie en homme. Le film s’intitule Monsieur Hawarden (1968). Rutger Hauer y joue des scènes qui sont coupées au montage. Quelques années plus tard, à la faveur de cette euphorie que l’on nomme «révolution sexuelle», Harry Kümel se voit confier un projet de film dit osé. Ce jour-là, au hasard d’une promenade, il voit dans un kiosque le titre en couverture de la revue Historia : «la Comtesse sanglante». «C’était l’histoire de la comtesse Erszébet Bathory qui a tué au XVIe siècle plus de 600 vierges pour se baigner dans leur sang. Elle voulait rester jeune.» Croyant avoir trouvé «un bon prétexte à déshabillages», Harry Kümel propose d’adapter ce portrait de femme sadique au cinéma. Les producteurs protestent : «Un film à costumes !? Trop cher.»
«La grande libération»
Harry Kümel propose d’ajuster le sujet. «J’étais jeune et téméraire à l’époque. Alors j’ai répondu : “Faisons ça en moderne. Imaginons que cette comtesse est un vampire qui parcourt le monde à la recherche de nouvelles proies.” C’était fallacieux – car tout film nécessite un budget costumes et décor –, mais les producteurs ont accepté.» Ayant obtenu leur accord, Harry Kümel, brusquement, hésite : «J’avais 28 ans à l’époque et l’idée de faire un film léger… Ouh la la, quand même.» A l’époque, dit-il, le cinéma restait pudique. Quand un couple était filmé sur un lit, la caméra se détournait vite vers la fenêtre ou vers des flammes dans la cheminée. «On avait aussi souvent l’image d’une grande vague. Ou des gros plans sur du lait dans une casserole (comme dans Quai des Orfèvres). Les clichés érotiques étaient très indigents.» Kümel réalise, mais trop tard, qu’il va devoir se mouiller.
Son scénariste, Jean Ferry (neveu de José Corti, ami des surréalistes), est enthousiaste. Les deux hommes collaborent déjà depuis plusieurs mois sur un autre projet de film * : Malpertuis, avec Orson Welles et Sylvie Vartan. «J’avais l’espoir que Jean Ferry me jetterait l’ébauche des Lèvres rouges à la figure. Mais non, au contraire. Il s’était battu toute sa vie contre la censure.» Deux jours après l’envoi du projet par la poste, Jean Ferry répond par télégramme : «C’est la grande libération». Kümel ne peut plus reculer. Et cela d’autant moins que Delphine Seyrig elle-même accepte le rôle principal, encouragée par son époux, Alain Resnais, qui lui dit : «Fais ce film, on dirait une bande dessinée.»
Sonologie du sexe
Le producteur principal, Henry Lange, monte une coproduction internationale. Pour faire plaisir aux Américains qui veulent «plus de thrillers», le personnage d’un détective à la retraite est rajouté dans le scénario. Au dernier moment, des péripéties sont ajoutées. Des scènes sont enlevées. «On peut maltraiter les sujets comme on veut, mais pas le cinéma, conclut Harry Kümel. Tout dans l’histoire des Lèvres rouges relève d’une succession de hasard. Ce qui prouve bien que le sujet n’a aucune importance.» Privilégiant l’idée que la forme du film a bien plus d’importance que le fond, le réalisateur insiste : on devrait, dit-il, parler de films «comme on parle de musique». De fait, si les Lèvres rouges fascine, c’est certainement pour sa bande-son. Elle inspire notamment le groupe de musique industrielle Clock DVA qui consacre un album, Buried Dreams, à cette forme d’envoûtement audio : les paroles prononcées par la comtesse et ses victimes deviennent les paroles du morceau Sonology of Sex II, sous-titré «la Comtesse de sang».
Plus on regarde les Lèvres rouges, plus on l’écoute. La voix de celle qu’on nommait la «DS» (Delphine Seyrig), notamment, prend les allures d’un sortilège. De cette voix, souvent comparée au velouté du violoncelle, elle fait son arme la plus fatale. «Qui pensez-vous que je sois ?» demande-t-elle au jeune couple, avant de répondre elle-même, au fil d’un monologue proche de l’incantation. «Je ne suis qu’un personnage […]. Vous savez, la belle étrangère un peu lasse, un peu mystérieuse, qui traîne son spleen d’une ville à une autre…» Sa voix se fait de plus en plus lointaine jusqu’à devenir comme la voix enregistrée d’un désir spectral. Son personnage se fait l’écho de toutes les grandes déesses du cinéma. Ce n’est plus un film de vampire érotico-nostalgique sur l’écran… C’est un film sur l’espoir violent d’une grande, paroxystique et fulgurante libération.