Dès les premières images, une scène de mon passé se met à tourner en boucle dans mon esprit, à la manière d’un GIF. Nous sommes à l’été 2011. De retour d’Erasmus, je fais visiter Paris à mon ami mexicain Filiberto. Il me tanne pour voir «los Campos Eliseos» et visiter la boutique d’une marque qu’il adore : A & F. Jamais entendu parler. Nous arrivons au numéro 23 des Champs-Elysées. Une bonne cinquantaine de personnes fait la queue pour accéder à un gigantesque point de vente de près 10 000 m², étalé sur quatre niveaux. Fili me rencarde sur la marque tendance qui a conquis l’Amérique et qui s’attaque à l’Europe, après le Japon.
Je découvre alors un monde. L’ogre du textile ricain a sorti le grand jeu. Des mannequins au buste d’Apollon taillés en V, pecs et abdos saillants. Impossible de faire du lèche-vitrine, la façade et les portes en fer forgé protègent la forteresse qui ne se donne pas à n’importe qui. Une fois à l’intérieur, on a l’impression d’être dans une discothèque très select : atmosphère très sombre, musique techno assourdissante, effluves du parfum «Fierce» (assaut de senteurs viriles à base de musc), jeux de lumière illuminant les produits. Il faut compter une trentaine d’euros pour un tee-shirt et environ 180 euros pour un gilet à capuche. Mais qu’à cela ne tienne, tous les ingrédients du cool sont là : jeunesse branchée américaine wasp (Anglo-Saxon blanc et protestant), esthétique BCBG.
Parfum d’Amérique éternelle
Mon compère d’Erasmus, d’ascendance amérindienne, et moi, noir, ne nous reconnaissons physiquement dans aucun des «beautiful people» qui nous prennent de haut et font semblant de ne pas avoir le temps de s’occuper nous, dans l’avalanche d’«Oh my gosh» lascifs des touristes ébahis. Je ne suis pas wasp, je n’ai pas dégoté de bourse pour faire de l’aviron à Harvard ou Yale, mais j’ai envie d’en être. Grisé par ce parfum d’Amérique éternelle, j’investis mes deniers dans un tee-shirt qui m’aurait coûté bien moins cher chez Gap.
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Le documentaire Abercrombie & Fitch : une marque sur le fil offre une plongée dans la gloire et la chute de l’empire du cool que représentait la marque dans les décennies 90 et 2000, avant l’avènement des réseaux sociaux. A cette époque, la vitrine est reluisante. Elle fait rêver les lycéens grâce à son imagerie qui vante le mythe de l’Amérique parfaite. A & F, c’est le miroir dans lequel chaque ado en quête d’identité et d’approbation cherche son reflet. Des célébrités comme Olivia Wilde, Channing Tatum, Jennifer Lawrence ou encore Taylor Swift lui prêtent leur image. Dans les bahuts, les photos en noir et blanc de mannequins aux muscles dessinés au critérium ornent les casiers des jeunes élèves, les magazines et les posters n’ont rien à envier à nos Dieux du stade. Le tout arrimé à une stratégie d’ouverture d’enseignes dans les temples de la consommation que sont les malls américains. Voilà pour le côté pile.
Univers sexualisé et jeunesse dorée
Côté face, la vérité est plus dérangeante. Efficace sans être sensationnaliste, riche en témoignages (de salariés, d’activistes, de blogueurs, d’universitaires), le docu de 90 minutes décortique la stratégie marketing basée sur la discrimination orchestrée par la marque créée en 1892 et qui appartenait, jusqu’en 1996 et son entrée en bourse, à Les Wexner, le fondateur de Limited Brands qui possède encore Victoria’s Secret. Mike Jeffries, le PDG d’Abercrombie entre 1992 et 2014, est l’architecte d’un système qui veut faire d’A & F la marque des «cool kids». Chose qu’il assume ouvertement en interview : «Dans chaque école, il y a les enfants cools et populaires, et puis il y a les enfants pas tellement cools. En toute honnêteté, nous nous adressons aux enfants cools.» Le cool kid, c’est le blanc propret, à mèche, au corps bodybuildé, que Fili et moi avons pu reluquer dans la boutique des Champs-Elysées.
Pour ce faire, Jeffries a mis en place un système raciste écartant tout ce qui ne ressemble pas à sa vision de l’Amérique. Elle est celle des winners, des gagnants, des dominants, pas celle des outsiders. Un employé affirme qu’Abercrombie avait un manuel qui consignait les caractères physiques «des gens beaux» à recruter. Les boutiques ne proposaient pas de grande taille, «ça coûtait trop cher et ça nuisait à l’image de la marque» dixit Jeffries, alors que 60 % des Etasuniens portent des tailles larges. Les mannequins, parfois harcelés sexuellement lors de séances photos, sont triés sur le volet. Ils doivent arborer un physique de joueur de water-polo et se soumettent à l’œil lubrique de Bruce Weber, photographe célèbre, à l’époque, pour ses publicités pour Calvin Klein et Ralph Lauren. Ça tombe bien, Jeffries veut qu’Abercrombie & Fitch prenne le meilleur de deux mastodontes : l’univers sexualisé de Calvin Klein et le mythe de la jeunesse dorée américaine qu’incarne Ralph Lauren.
Réputation ternie
Le film s’articule autour des différents scandales qui ont mis à mal l’image de «la marque du cool». 2004 : class action (recours collectif) pour discrimination raciale envers les Noirs, les Asiatiques, les Latinos notamment. La même année, 90 % des employés des magasins étaient blancs. En 2015, Samantha Elauf, une jeune femme musulmane portant le foulard, remporte son procès à la Cour suprême des Etats-Unis discriminée à l’embauche. La maison explose sous le poids des scandales. Un an plus tôt, Mike Jeffries avait remis sa démission, dans un contexte de polémiques et de baisse du chiffre d’affaires.
Qu’en est-il d’Abercrombie aujourd’hui ? Par l’intermédiaire de sa PDG depuis 2015, Fran Horowitz, A & F a assuré que le documentaire n’est plus du tout d’actualité, qu’il dépeint «une époque qui s’est déroulée sous la direction précédente. Alors que les éléments problématiques de cette époque ont déjà fait l’objet de critiques larges et valables au fil des ans. […] Il s’agit d’actions, de comportements et de décisions qui ne seraient ni autorisés ni tolérés dans l’entreprise aujourd’hui». Et de promettre de poursuivre sa mue vers plus d’inclusivité : «Nous savons que le travail n’est jamais terminé et restons déterminés à créer continuellement une entreprise dont nous pouvons tous être fiers.»
Malgré une réputation ternie, la marque reste suivie par une grosse communauté : 4,8 millions d’abonnés sur Instagram. En ventes nettes, A & F a enregistré 1,2 milliard de dollars au quatrième trimestre 2021, soit une hausse 4 % par rapport à l’an dernier, mais en baisse de 2 % par rapport à 2019. Et la hype des années 1990-2000 est bel et bien perdue. En 2021, la marque a fermé 137 magasins dans le monde, dont le flagship des Champs-Elysées que Fili et moi avions visité, dix ans plus tôt.