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Libération
«Libé», 50 ans, 50 combats

Des premières incrustes à Lagerfeld, «Libé» dépoussière la mode

Libération a 50 ansdossier
Pas de service dédié mais des journalistes venant d’autres horizons : les premiers articles et photos sur les défilés ont cassé tous les codes au début des années 1980. Un parti-pris qui perdure.
La une de «Libé» du 14 juin 2011.
publié le 2 novembre 2023 à 3h03

C’était en 2004, pour un Almanach dédié à «30 ans de révolutions culturelles» : Libé avait enrôlé Christian Lacroix. Le couturier arlésien (qui œuvre désormais au costume de spectacle) avait insufflé à ces 505 pages tout son panache baroque – écriture chantournée, bouffées de couleurs, d’enluminures. Et à cette occasion, il décrivait son rapport à «[s]on journal» : «On n’avait jamais parlé de mode comme l’ont fait Martine Trittoleno, Farid Chenoune, Maud Molyneux, Michel Cressole, Gérard Lefort. Un mélange de culture, de méchanceté et d’humour vitriol. […] Je crois que le ton Libé sur la mode a formé une génération non seulement de lecteurs fidèles mais aussi de stylistes et de créateurs. Il y a eu un “mode de vie” Libé, inspirant, exigeant, télescopant politique, culture et déconnade.»

Libé n’a jamais eu de service (ni de journaliste) dédié à la mode – le seul vrai spécialiste est l’historien Farid Chenoune. Les premières plumes à s’y coller écrivaient sur la télévision, la littérature, les aristocrates, les sans-abri, voire les jardins (Michel Cressole), le cinéma (Maud Molyneux, Gérard Lefort et plus tard Marie Colmant), le sexe et la société (Martine Trittoleno), le design (Pascaline Cuvelier), les modes de vie (Anne Boulay)… Cette transversalité protège de l’entre-soi que peut alimenter le culte de la fringue, des tendances et des apparences, confirme Gérard Lefort, qui frétille encore : «Pour nous c’était la récréation, pas notre boulot principal. Il y avait une joie de vivre et d’écrire, sans frein, sans tabous. On a tellement rigolé !» Parler de la mode mais de façon décorsetée, en s’ancrant dans le réel, sans perdre de vue la société : tout un combat.

La partie n’était pas gagnée. «C’est Michel [Cressole] qui a dit qu’il fallait écrire sur la mode comme on écrivait sur le reste. Le tollé a été général : “C’est un truc de droite !”, se rappelle Lefort. Mais on a eu l’appui inconditionnel de Serge July, même s’il n’y connaissait rien.» On est en 1982, Michel Cressole décrypte notamment la révolution japonaise emmenée par Rei Kawakubo, Yohji Yamamoto, Issey Miyake – titre : «Les Japonais, attention les yeux !» «Là-dessus, il nous demande, à Maud et moi, d’écrire sur les défilés.» Inconnus au bataillon, les impétrants arrivent en bourrasque, tapent l’incruste, aidés «par une dame de l’Express qui adorait les papiers de Cressole» et qui plaide leur cause auprès de la Fédération de la mode, délivreuse des accréditations. Libé ratisse : «On va voir des vieux de la vieille comme des petits jeunes, Gaultier, Mugler, Montana, on va partout.» Le service Société ouvre généreusement ses pages. Bientôt, la fine équipe passe du dernier aux premiers rangs, ourdit des suppléments, réussit des coups comme un entretien croisé Gaultier-Yamamoto en 1986, attire les annonceurs de pub (dont la Fédération du tissu qui donnera lieu à un Libé en textile)… De quoi faire rêver (et écrire pour Libé) Loïc Prigent.

L’autre spécificité de la couverture de la mode par Libé est sa politique photo : plutôt que de recourir aux images (léchées jusqu’à l’asepsie) fournies par les marques, le journal produit les siennes. Un parti pris casse-gueule pendant les semaines de la mode : accès difficiles à décrocher, lieux bondés, foire d’empoigne… L’une des grandes signatures, pendant trente ans, a été Françoise Huguier, grande voyageuse qui a vu Miyake avant tout le monde et à qui Christian Caujolle, alors chef du service photo puis fondateur de l’agence VU, a donné carte blanche. «Il m’a juste suggéré de ne pas couper les têtes, comme j’en avais l’habitude.» Huguier a un regard particulier : «La fille qui prenait la pose et souriait, ça ne m’intéressait pas. Je ne me mettais pas au bout du podium mais sur le côté, et je faisais un détail, un pied, un pli…» Elle aime les coulisses, capter la fièvre des préparatifs. La loi de la jungle règne, «les défilés, c’était la guerre», mais aussi «une période extraordinaire», d’ébullition, de shows dantesques comme celui de «Mugler au Zénith en 1985, fabuleux».

«Et puis l’ambiance s’est durcie, dit Gérard Lefort. Mugler qui vend, la maison Lacroix qui disparaît, Gaultier racheté… On est passés à “C’est la banque et les grands groupes qui commandent”, c’était la fin d’une époque qui nous ressemblait, expérimentale et foutraque.» Libé continue néanmoins de s’autoriser des folies comme donner les clés du camion aux couturiers : Maison Martin Margiela, Hedi Slimane, Karl Lagerfeld (et son fameux majordome en livrée et plateau en argent pour lui servir son Coca-Cola light) ou encore Jean Paul Gaultier qui rhabille la rédaction en articles du journal. Et on continue de couvrir la mode, que ce soit dans les pages quotidiennes, ou des suppléments Libé Styles puis le magazine Next, avec notamment Paquita Paquin et Cédric Saint André Perrin, Olivier Zahm, Françoise Marie Santucci et Olivier Wicker. Et jusqu’à aujourd’hui, avec Marie Ottavi et votre serviteuse.