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Fashion week : faire le dos rond et beau

Rick Owens, Loewe, Isabel Marant, Chloé : aperçu des défilés du prêt-à-porter féminin de l’automne-hiver 2022-2023 qui se poursuivent à Paris jusqu’à mardi.
prêt-à-porter féminin automne-hiver 2022-23 marque Rick Owens (Cha Gonzalez/Libération)
par Sabrina Champenois, photo Cha Gonzalez et Marie Ottavi
publié le 5 mars 2022 à 17h30

Les déclarations attristées ne suffisaient pas, le côté «et pendant ce temps le business continue» était devenu intolérable en termes d’image. Vendredi, face à l’intensification de l’assaut russe contre l’Ukraine, les têtes de pont du secteur ont bougé. LVMH, Kering, Hermès et Chanel ont toutes annoncé la fermeture «temporaire» de leurs magasins en Russie. Le geste est particulièrement signifiant de la part de LVMH, qui compte 120 boutiques et 3500 salariés dans le pays. Ce mouvement français rejoint celui d’autres grandes marques internationales comme Ikea (qui a provoqué un afflux massif avant fermeture), Nike et H & M. Dans le même temps, à Paris, la semaine de la mode se poursuit, en faisant le dos rond.

Rick Owens, technicité et sentiment

La retenue et la rigueur n’empêchent pas le grandiose. C’est ce qu’a prouvé Rick Owens jeudi après-midi au Palais de Tokyo, en grand sorcier qu’il est. Sur fond de Symphonie n°5 de Malher, l’Américain (sis à Paris) a mis en scène une procession mystique : des vestales 3.0 répandaient de la fumée (mêlée à une senteur créée avec la marque Aésop) via des sortes d’encensoirs. Parfois on n’y voyait carrément plus rien, ou juste des silhouettes fantasmagoriques, les photographes appointés étaient furieux car alors réduits au chômage, mais c’était magnifique. On avait l’impression d’être plongé dans une forêt gagnée par le brouillard d’où émergeaient des créatures ensorcelantes. On pouvait aussi y voir une métaphore d’un monde qui va s’assombrissant et s’opacifiant depuis que Poutine a lancé l’assaut sur l’Ukraine, quand bien même ce défilé ne saurait avoir été conçu au dernier moment.

Comme souvent chez Owens (qui conçoit aussi des meubles), le vestiaire semblait sculpté, du prêt-à-porter aux échos de haute couture. Epaules ultrapointues, robes de soirée iridescentes aux somptueux drapés et asymétries, doudounes-cocons, immenses capes, manteaux et bousons dont un vert amande dingue, en poils de chèvre… Owens se joue des formes et de fait, les créateurs de mode se doublent souvent d’architectes des corps. Sa grande force est de pas être qu’un grand technicien à l’esthétique vertigineuse. Ses vêtements comme ses défilés charrient forcément du sentiment, fût-ce le désarroi vu la radicalité parfois à l’œuvre – il est fameux pour ses mannequins aux airs de zombies, ses grands-messes souvent dark avec bandes-son indus’, son prisme underground. Jeudi, il a surtout coupé les souffles, et ému. «La mode a toujours été une façon de communiquer et d’exprimer des systèmes de valeurs, indiquait-il ensuite. Des systèmes de valeurs relatifs à la beauté physique et au statut, mais aussi à la beauté morale. En temps de menace et de conflit, la façon dont nous nous présentons aux autres peut exprimer ce que nous soutenons et ce à quoi nous aspirons : avancer dans le monde et traiter les autres de façon empathique et bienveillante.» Un peu d’Owens dans ce monde de brutes – salut, Poutine.

Le toucher de Loewe

Du côté de Loewe, le réputé très brillant, cultivé et conceptuel Jonathan Anderson annonce une «mode qui fait réagir, mise à nu jusqu’à une primitivité grossière avec le frisson de la perversion». Le résultat est bien plus aimable que ce qu’on pourrait alors envisager, à l’instar de ces grosses citrouilles qui trônent au beau milieu du Tennis club de Paris – des créations de la plasticienne britannique Anthea Hamilton. «Leurs grandes formes douces et chaleureuses invitent au toucher et à la possibilité de s’allonger sur leurs contours rembourrés, à la façon d’objets pleins de potentiel surréaliste et humour, mais aussi pleins de beauté», précisait un communiqué post-défilé.

Ce sont surtout les vêtements qu’on a envie de toucher, de caresser, d’examiner de près, notamment ceux en latex qui ont des airs de seconde peau. Les robes en cuir moulé, les tops transparents à laisser percevoir les tétons, les bustiers en feutre moulé, les robes drapées, les soutiens-gorge ballon : Anderson joue avec l’anatomie féminine, la souligne, l’accompagne, en se jouant des matières – latex, donc, mais aussi cuir, feutre, tweed, maille, fibre imprimée 3D, soie, résine. Et il le fait avec humour, notamment via le trompe-l’œil. Mention aux robes bagnoles – dont le bas est moulé sur une carrosserie. Celles à plastrons à lèvres invitent évidemment au baiser, tandis qu’une autre suggère le corps étreint par deux mains. On voit du Salvador Dalí dans celles parsemées de petits ballons de baudruche. Une paire d’escarpins semble avoir des talons en pommes d’amour. On en sourit, tout en réalisant parfaitement la maîtrise à l’œuvre, et les niveaux d’appréciation possibles – Anderson bouscule mais séduit, ose mais sans écraser par la fameuse «vision du créateur», son vestiaire est à la fois disruptif et communicatif. Impressionnant d’intelligence.

Isabel Marant, forever young

S’il est une marque festive qui brandit la légèreté en étendard avec force couleurs, paillettes et minirobes, c’est bien Isabel Marant. Cette saison, la créatrice parisienne a envie de simplicité et produit une collection mixte moins affriolante qu’à l’accoutumée, avec la musique de Blonde Redhead dans le casque. Elle a d’ailleurs choisi, et c’est de bon augure vu le contexte géopolitique, de ne pas festoyer dans les jardins du Palais Royal (Ier arrondissement de Paris) après son défilé comme elle en a l’habitude.

La collection temporise, donc. Même les pièces bijoux (comme ce top entièrement composé de strass) sont associées à des pantalons baggy pour casser l’effet sursapé. On porte (comme souvent dans cette fashion week) fièrement la cuissarde, parfois en matière «tapis persan» (hâte de voir ce que ça donnera dans la rue), et des salopettes d’artisan en cuir, des bombers couleur corail longs comme des manteaux, des pantalons en toile de parachute et beaucoup de mailles, parfois très poilues. Côté garçons, les nostalgiques copient le style des héros de la série Stranger Things, en total look jean et baskets à scratch. Isabel Marant, qui n’en finit plus d’ouvrir des boutiques aux quatre coins du globe, s’adresse autant à la jeunesse de 2022 qu’aux «adulescents» qui n’ont pas envie de se voir vieillir.

Chloé, éthique chic et stricte

Chez Chloé, c’est toujours une femme posée, affirmée, et sans nostalgie qui a prévalu. Directrice artistique de la marque depuis décembre 2020, tout en menant de front son propre label, l’Uruguayenne Gabriela Hearst irrigue cet ADN de ses convictions écologistes : elle est une avocate de longue date d’un choix éthique des matières, de la traçabilité, de la réduction du bilan carbone ou recyclage, et chacune de ses collections s’accompagne d’un communiqué qui détaille notamment la provenance des matériaux et leur impact environnemental – extrait de celui de cette saison : «73 % de la maille est estimée à moindre impact ; plus de 60 % de la partie cachemire relève du recyclage et Chloé poursuit la promotion du recours aux stocks inutilisés.» Pour la présente collection, elle indique s’être notamment entretenue avec l’écrivaine voyageuse Isabella Tree, qui a raconté dans un livre comment, avec son mari, elle a reconverti des terres épuisées par l’agriculture intensive en un domaine où la nature, faune et flore, a repris naturellement ses droits. Une guérison.

Présenté dans une serre du parc André Citroën, avec une piste de sable pour podium, le vestiaire Chloé loue un luxe épuré, avec des bouffées d’exotisme tempéré. Le cuir est en majesté, décliné en robes, jupes, tops, manteaux, blousons, trenchs. Les pièces de couleur (chocolat, camel) sont magnifiques, hiératiques. La maille vient les réchauffer, colorée (palettes de rouges, d’oranges, de bruns, de bleus), mention aux passages qui figurent des paysages montagneux. On retrouve avec plaisir les immenses ponchos qu’affectionne Hearst et qui appellent la marche par tout temps, d’ailleurs toutes les filles avancent à peu ou prou plat, en chaussures de randonnée, santiags ou bottes cavalière, c’est une femme terre à terre plutôt que de cocktails qui est privilégiée. Le défilé se clôt avec Amber Valetta, majestueuse dans son manteau en patchwork croisé et ceinturé.