Sans que cela enlève quoi que ce soit à son talent, il est toujours à craindre qu’un créateur qui a trouvé sa formule tende à se répéter. Il s’agit d’éviter de tomber dans ses propres pièges sans perdre sa clientèle, chose pas simple quand on revient saluer le public tous les trois mois. Chitose Abe fait partie des virtuoses de la mode venus du Japon, des grands discrets capables d’exubérances stylistiques rafraîchissantes. Elle joue chaque saison avec les codes du vestiaire féminin et masculin, avec une grande dextérité, et donne régulièrement des leçons de (re)construction (sans condescendance) en jetant des ponts entre différents vestiaires.
Elle s’éloigne cette saison des sphères du streetwear et du workwear pour s’attarder sur une frange a priori plus formelle et classique du vêtement : des manteaux taillés dans des tissus gris à rayures tennis en écho aux costumes masculins, des lavallières plates sont distillées partout, notamment sur des pulls à col roulé ou décentrées au niveau de la poitrine d’une blouse. De vrais faux trompe-l’œil donnent l’impression qu’un modèle porte trois couches de vestes ou quatre chemises blanches de longueurs très variées, ou qu’une jupe portefeuille en laine couleur sable s’arrêtant sous le genou est munie d’une bretelle – en réalité la bandoulière d’un sac intégré au tissu.
Le mélange est roi chez Chitose Abe : le plissé de couleur crème d’une robe très décolletée est mêlé à une texture stretch noire transparente sur le côté et portée avec une veste de costume cropée dont la taille est repensée en ceinture. En guise de clin d’œil au travail du couturier, qu’il soit seul dans son échoppe ou à la tête d’un studio doté de grands moyens, la créatrice japonaise laisse des points de bâti (qui permettent un premier assemblage des différentes parties d’un vêtement) apparaître sous la forme de fils blancs voletant autour d’une jupe noire aux larges plis.
Rokh, bisou bisou
Chez l’Anglais Rok Hwang à la tête de la marque Rokh, fondée en 2017, qui défile une heure après Sacai au garage Amelot dans le XIe arrondissement de Paris, on retrouve un peu de cette patte déconstructiviste qui anime la mode de Chitose Abe ou celle de son compatriote Junya Watanabe. Rokh se fend d’une mise en scène hommage à la vie de bureau, et habille des femmes plus ou moins débordées par leurs occupations. On refait le monde à la photocopieuse dans un manteau robe ajouré sous la poitrine ou une chemise en cuir cropée à la poitrine bustier. La collection prend à revers toutes les tendances qui ont ruisselé depuis les confinements. Ici, on n’est pas débraillé, on ne porte pas de vêtement doudou, mais une robe bustier en cuir noir au bas plissé et zippé pour être transformé en mini – on a d’ailleurs vu beaucoup de vêtements «mutants» cette saison à Paris –, un jean large noir à double taille haute et basse porté avec un body bustier en velours noir très décolleté, une robe ultra-longue près du corps et drapée par endroits, recouverte d’un imprimé bouche bisou qui illustre bien l’esprit de la collection, sexy et pas chochotte.