On est en 2018. A la fin d’un concert, Beyoncé et Jay-Z annoncent, sur écran géant, la sortie immédiate d’un album commun. Les réseaux sociaux s’affolent. La même année, un modèle de Crocs à 680 euros, revisité par la marque de luxe Balenciaga, est en rupture de stock avant même sa date de sortie, grâce aux précommandes, sur le site de l’enseigne new-yorkaise Barney’s. En France, une opération de promotion sur le Nutella (1,41 euro le pot de 950 grammes, au lieu de 4,70 euros d’ordinaire) déclenche des émeutes dans plusieurs magasins Intermarché. Si ces événements paraissent indépendants les uns des autres, ils sont autant d’exemples du même phénomène : la «drop culture». Cette technique marketing consiste à vendre ou proposer un produit, généralement en quantité limitée, sans en assurer la promotion (sur Internet ou dans des points de ventes sélectionnés) afin de susciter l’intérêt du consommateur. De quoi créer, grâce à la pénurie organisée, un sentiment d’urgence voire la peur de louper une belle affaire. Ce type de commercialisation sans préavis permet également aux annonceurs de s’offrir un buzz (et de la pub) à peu de frais. La pratique a suscité tellement d’engouement que 2016 a été désignée par le New York Times comme «l’année du drop». Six ans plus tard, la tendance ne faiblit pas.
«Le drop est devenu une pratique mainstream. Tesla vend une voiture en faisant du drop. Lidl est passé maître dans la pratique sur ses produits non alimentaires», s’enthousiasme Frédéric Maus, directeur général de WSN Développement. La société organisatrice de salons de mode depuis trente-cinq ans – notamment Who’s Next et Première Classe (centré sur les accessoires) – lance du 23 au 25 juin au Grand Palais éphémère, dans le VIIe arrondissement parisien, le premier festival dédié à la drop culture en France. Les organisateurs souhaitent rassembler 15 000 visiteurs sur trois jours. Le DRP festival cible un public de 15 à 40 ans, féru de mode, de gaming, de basket-ball, de skateboard et du métavers. «Pour nous, c’était important que cet événement se déroule pendant la Fashion Week dont tout le monde entend parler, mais concrètement, personne n’y a accès, si ce n’est à travers le TikTok d’un influenceur. Avec cet événement, on veut montrer que la mode doit pouvoir s’exprimer partout», explique Frédéric Maus qui travaille depuis plusieurs décennies dans le secteur. Et de dérouler : «La drop culture a bouleversé tous les codes de la distribution et de la consommation. C’est un des faits marquants de la mode de ces dernières années. On se devait à Paris, capitale de la mode, d’avoir un événement qui retranscrit ce basculement.» Il estime qu’une mixtape ultra-attendue avec un featuring incroyable, une collaboration entre une marque iconique de sport et une franchise de jeu vidéo, la réédition d’une paire de sneakers dans un coloris inédit, ou encore un menu de fast-food pensé par un rappeur, sont autant d’éléments de la drop culture qui rythment le quotidien des jeunes générations.
«Créer de l’engouement autour de leur création»
Selon le directeur événement et expérience chez WSN et organisateur du DRP Festival, Boris Vey, les origines de la drop culture – sous la forme qu’on connaît aujourd’hui – remonteraient aux années 80 : «Le mouvement a commencé au Japon, avec de jeunes marques qui ont commencé à lancer ces éditions limitées, pour créer de l’engouement autour de leur création. Ce pays est généralement toujours en avance en matière de techniques de vente, d’offres et de distribution.» Vient ensuite la culture sneakers aux Etats-Unis avec le lancement en 1985 de la Air Jordan, chaussure de basket-ball portant le nom de Michael Jordan.
Depuis son lancement en 1985, la AJ, largement reconnue comme un pilier de la culture sneakers, a bouleversé les codes et l’industrie de la chaussure de sport. Les collectionneurs s’arrachent ses déclinaisons. Un modèle d’époque se revend parfois à plusieurs centaines de milliers de dollars sur les sites de revente. Les sorties en série limitées ont même donné lieu à des agressions et des scènes de violence dans les métropoles étasuniennes. Jordan Brand a dépassé les 5 milliards de dollars de ventes l’an dernier (4,75 milliards d’euros).
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Durant la décennie 90, Supreme, fer de lance de la culture skate à New York, devient le maître incontesté de la stratégie du drop. La marque a été rachetée en 2020 pour environ 2,1 milliards de dollars par le groupe textile américain VF Corporation (qui possèdent également Vans et Timberland). Aujourd’hui, des poids lourds comme Louis Vuitton, Adidas ou Gucci dupliquent cette technique de vente au détail qui dépasse les frontières de l’industrie de la mode. Et pour la génération Z, «cop or drop» («acheter ou laisser tomber» en anglais) est devenu un mode de consommation qui sonne comme un credo.
«Stratégie de pression temporelle»
«Cette organisation par la rareté ou l’exclusivité a mené à une généralisation des collaborations entre marques, qui crée de plus en plus de désirabilité», conclut Frédéric Maus. Une désirabilité qui a créé un effet d’aubaine. Par exemple, la revente des modèles de chaussures de sport au prix fort est un système qui a même créé des métiers tant il génère des revenus. «Certains “resellers” ont plus de mille paires de chaussures, leurs biens sont parfois estimés à plus d’un million d’euros, détaille Boris Vey. Ils revendent alors la centaine de doublons qu’ils ont et se retrouvent à gérer un business alors qu’au début c’était une passion.»
En se professionnalisant, les revendeurs n’hésitent pas à payer des personnes pour qu’elles aillent faire la queue pour eux afin de se procurer des modèles rares – quand il s’agit d’un drop numérique, ils utilisent parfois des bots pour être sûrs d’obtenir leurs articles. Mais si cela crée des emplois, cela génère aussi un marché de la sneaker constamment en rupture de stock, où les revendeurs s’organisent pour capter des objets convoités et fixer les prix à la hausse. Frustrés de ne pas avoir pu mettre la main sur des baskets originales, de plus en plus de consommateurs n’hésitent d’ailleurs plus à se rabattre volontairement sur des contrefaçons, plus abordables. Pour répondre à la menace que représentent les contrefaçons, les plateformes de revente de baskets – qui fonctionnent sur un système de Bourse – comme StockX, Kikikickz, Klekt ou même eBay font subir aux sneakers une batterie de vérifications afin d’établir leur authenticité et rassurer les passionnés et collectionneurs.
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Pour Frédéric Maus, la technique drop apporterait une solution à la problématique de la gestion des stocks et des invendus. «La méthode du drop et de la précommande, ce sont des nouveaux modèles de consommation qui vont nous aider à transformer les modèles qui ont abîmé la planète et qui continuent à abîmer la planète, en favorisant le zéro stock. Les produits vendus en quantité limitée évitent aux marques d’entreposer des stocks qui contribuent à la gabegie environnementale.»
«Le drop repose sur une stratégie de pression temporelle, précise Sandrine Heitz-Spahn, maître de conférences en science de gestion à l’université de Lorraine. Saisi par une sensation d’urgence, le client achète un produit sans en avoir besoin. C’est ainsi que l’on crée de la surconsommation.» Ce qui est d’autant plus inquiétant quand on considère le phénomène par le prisme de l’urgence écologique et du réchauffement climatique : avec 1,2 milliard de tonnes de gaz à effet de serre émis par an – l’industrie de la mode représentant environ 2 % des émissions mondiales. D’ici 2050, si les tendances d’achat se poursuivent, le secteur devrait passer à 26 % des émissions de gaz à effet de serre, selon les estimations de Greenpeace. Et ce notamment à cause de l’explosion des ventes de la «fast fashion».
«Au départ, la rareté est associée au monde du luxe»
«Le problème des drops tels qu’ils sont pratiqués depuis quelques années, c’est qu’ils créent sans cesse de la nouveauté. Il y a une contradiction à revendiquer des vertus environnementales en faisant plusieurs collections capsules dans l’année. C’est du greenwashing», déplore Marie Nguyen, ancienne ingénieure spécialisée en biologie et reconvertie dans la mode éthique avec la plateforme multimarque We Dress Fair qu’elle a cofondée. Pour lutter contre l’argument écologique brandi de manière trompeuse, l’interface numérique accompagne (depuis 2018) des marques éthiques comme Loom, Knowledge Cotton Apparel ou encore Brava Fabrics… Autant de marques qui tentent de réinventer le drop, en mettant notamment en place de la précommande écoresponsable. «Elles analysent leur clientèle, évaluent leur besoin et produisent les quantités nécessaires, via un système de préventes. Il y a un vrai contrôle de production afin d’éviter de créer des stocks en trop et d’avoir à les brader (en promotion) ou à les détruire. C’est pour ça que 50 % des produits que nous proposons sont des collections permanentes. Pour les robes et autres tenues de saisonnières, nos marques produisent un nombre limité de pièces, non renouvelables. Un bon drop doit être accompagné non pas d’une volonté de vendre toujours plus de vêtements, mais d’allonger leur durée de vie», détaille Marie Nguyen.
La spécialiste de la consommation Sandrine Heitz-Spahn juge illusoire cette rareté organisée : «Au départ, la rareté est associée au monde du luxe qui utilise des matériaux précieux ou rares pour produire un vêtement. Et lorsqu’on parle de marketing de masse avec des biens courants, on n’est pas sur du luxe. Il y a quinze ans, H&M faisait déjà des collections capsules avec Karl Lagerfeld ou David Beckham destinées au grand public, avec des produits pas nécessairement coûteux ou difficiles à fabriquer.» Et si la rareté stimule la désirabilité, les collaborations entre marques, encore rares dans les années 2000, se multiplient comme des petits pains et pourraient finir par lasser le consommateur sursollicité. «Le marketing est censé informer un consommateur de l’existence d’une offre. Et pour qu’il puisse identifier l’offre, il faut qu’elle se distingue des autres. Une collaboration entre deux marques est censée redonner de la valeur à chacune d’elles. Or lorsque cette opération spéciale devient une norme, les marques risquent de perdre leur caractère différenciant au risque de devenir interchangeables.»
«Quand je vois certaines collabs, je me dis qu’on tire un peu sur la corde, abonde Boris Vey. Après la saturation, je pense qu’on va revenir vers un besoin de singularité qui s’exprimera par la création.» Et le drop sera sans doute la technique marketing plébiscitée pour souligner la rareté de cette authenticité créative à venir…